Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. et Mme M== R==, agissant tant pour leur compte que pour celui de leurs enfants mineurs K==, D== et F==, ont demandé, à titre principal, au tribunal administratif de Bordeaux de condamner le centre hospitalier universitaire de Bordeaux et le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot à leur verser une somme de 861 600 euros, chacun, en réparation de leur préjudice personnel ainsi que de ceux de leurs enfants F==, K== et D==.

Par un jugement n° 1404696-1404697 du 14 juin 2016, le tribunal administratif de Bordeaux a condamné le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot à verser M. et Mme R==une somme de 20 400 euros chacun au titre de leur préjudice personnel ainsi qu’une somme de 10 000 euros en leur qualité de représentants légaux de leur fils mineur F== et a rejeté le surplus de leurs conclusions.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 16 août 2016, et deux mémoires, enregistrés les 31 mars et 6 juin 2017, M. et Mme R== agissant tant pour leur compte que pour celui de leurs enfants mineurs K==, D== et F==, représentés par la SCP Lyon-Caen & Thiriez, demandent à la cour :

1°) d’annuler ce jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 14 juin 2016 ;

2°) de condamner le centre hospitalier universitaire de Bordeaux (CHU) et le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot à leur verser, chacun, la somme de 873 370,73 euros, assortie des intérêts de droit à compter du 15 juillet 2014 en réparation de leur préjudice personnel ainsi que de ceux de leurs enfants F==, K== et D== ;

3°) de mettre à la charge du CHU et du centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot une somme de 5 000 euros, chacun, au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que : - le tribunal n’a pas examiné le moyen tiré de l’inapplicabilité des dispositions de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles alors que ce moyen n’était pas inopérant ; - le tribunal a commis une erreur de droit en faisant application des dispositions de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles ; - l’application de ces mêmes dispositions porte une atteinte disproportionnée à leur droit de créance indemnitaire constitutif d’un bien au sens des stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et méconnaît les stipulations de l’article 14 de la même convention ; - le défaut d’information commis par le CHU présente un lien de causalité direct avec leurs préjudices ; - les dispositions de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles, n’excluent pas toute indemnisation de la fratrie d’un enfant né handicapé ; - ils justifient du montant et du quantum de leurs préjudices.

Par un mémoire, enregistré le 28 avril 2017, le centre hospitalier universitaire de Bordeaux (CHU) et le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot, représentés par Me Le Prado, concluent au rejet de la requête, à l’annulation du jugement attaqué en tant qu’il a alloué une indemnité à F== à raison du handicap de ses frères et à sa réformation en tant qu’il n’a pas limité à 20 200 euros la somme que le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot a été condamné à verser à M. et Mme R==.





Considérant ce qui suit :

1. Mme R== a bénéficié d'une fécondation in vitro à l’issue de laquelle elle a donné naissance, le 21 septembre 1999, à trois garçons. En 2005, le diagnostic de dystrophie musculaire de Becker a été posé concernant deux d'entre eux, D== et K==. L’expert missionné par le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux à la demande de M. et Mme R==, assisté de deux sapiteurs, a rendu son rapport le 22 avril 2013. Par un jugement du 14 juin 2016, le tribunal administratif de Bordeaux a considéré que le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot avait commis une faute caractérisée en égarant la lettre du centre hospitalier universitaire de Bordeaux (CHU) l’informant des risques de myopathie encourus par les futurs enfants de M. et Mme R== et en n’informant pas ces derniers de la possibilité d’effectuer un diagnostic prénatal compte tenu de leurs antécédents familiaux. Il a, en conséquence, condamné cet établissement à verser à M. et Mme R== les sommes de 20 400 euros chacun en réparation de leurs préjudices personnels ainsi qu’une somme de 10 000 euros en réparation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence subis par leur fils F== à raison du handicap de ses frères et a rejeté le surplus de leurs demandes. M. et Mme R== demandent à la cour de réformer ce jugement et de condamner le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot ainsi que le CHU à leur verser, chacun, la somme de la somme de 873 370,73 euros en réparation des préjudices que leurs enfants et eux-mêmes ont subis à la suite des fautes commises par ces deux établissements. Le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot et le CHU demandent, par la voie de l’appel incident, l’annulation du jugement attaqué en tant qu’il a alloué une indemnité à F== à raison du handicap de ses frères et à sa réformation en tant qu’il n’a pas limité à 20 200 euros la somme que le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot a été condamné à verser à M. et Mme R==.

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. Il résulte des paragraphes 3, 4 et 5 du jugement attaqué que les premiers juges, qui n’étaient pas tenus de répondre explicitement à tous les arguments avancés par les parties, ont répondu de façon circonstanciée au moyen tiré de l’inapplicabilité des dispositions de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles et ont, en particulier, indiqué pour quels motifs ces dispositions étaient, au contraire, applicables au litige. Par suite, le moyen tiré de ce que ce jugement serait irrégulier, faute pour les premiers juges d’avoir répondu à un moyen qui n’était pas inopérant, ne peut qu’être écarté comme manquant en fait.

Sur la responsabilité :

3. En premier lieu, il n’est plus contesté, en appel, que le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot a commis une faute caractérisée de nature à engager sa responsabilité.

4. En second lieu et au soutien du moyen tiré de ce qu’en adressant à Mme R== une lettre datée du 9 mai 1996, qui indiquait que le résultat de ses caryotypes était tout à fait normal alors que seuls les résultats des examens relatifs à la mucoviscidose étaient alors connus puis en s’abstenant de l’informer qu’elle risquait de transmettre à ses enfants le gène de la dystrophie musculaire de Becker, le CHU a commis une faute de nature à engager sa responsabilité dans les préjudices des appelants, ceux-ci ne se prévalent devant la cour d’aucun élément de fait ou de droit nouveau par rapport à l’argumentation développée en première instance et ne critiquent pas sérieusement la réponse apportée par le tribunal administratif. Par suite, il y a lieu de l’écarter par adoption des motifs pertinemment retenus par les premiers juges.

Sur les préjudices :

5. En premier lieu, aux termes de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles, dans sa rédaction résultant de la codification par le 1 du II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005 de dispositions figurant antérieurement aux trois premiers alinéas du I de l'article 1er de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé : « Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance / (…) / Lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale ». Aux termes du 2 du II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005, reprenant les dispositions qui figuraient antérieurement au dernier alinéa du I de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 : « Les dispositions de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles tel qu'il résulte du 1 du présent II sont applicables aux instances en cours à la date d'entrée en vigueur de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 précitée, à l'exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l'indemnisation ». En prévoyant l’application des dispositions de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles aux instances en cours à la date de l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, soit le 7 mars 2002, le législateur a nécessairement entendu que ces dispositions s’appliquent également à la réparation de dommages dont le fait générateur était antérieur à la date d’entrée en vigueur de cette loi mais qui, à la date de cette entrée en vigueur, n’avait pas encore donné lieu à l’engagement d’une action indemnitaire.



6. D’une part, par la décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010 publiée au Journal officiel le 12 juin 2010, le Conseil constitutionnel a, sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution, déclaré le 2 du II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005 contraire à la Constitution, en jugeant qu’il n’existait pas de motifs d’intérêt général suffisants pour justifier la remise en cause des droits des personnes ayant engagé une instance juridictionnelle en vue d’obtenir la réparation de leur préjudice avant le 7 mars 2002, date d’entrée en vigueur du I de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002. Le Conseil constitutionnel a en revanche jugé qu’existaient des motifs d’intérêt général suffisants de nature à justifier l’application des règles nouvelles aux instances engagées après le 7 mars 2002, au titre de faits générateurs intervenus avant cette date. Il résulte de cette même décision et des motifs qui en sont le support nécessaire que, conformément au deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution, elle n’emporte abrogation du 2 du II de l’article 2 de la loi du 11 février 2005 que dans la mesure où la disposition inconstitutionnelle rendait les règles nouvelles applicables aux instances en cours au 7 mars 2002. La décision du Conseil constitutionnel ne définit par ailleurs aucune autre condition ou limite remettant en cause les effets que cette disposition a produit vis-à-vis des situations de fait n’ayant pas encore donné lieu à cette même date à l’engagement d’une instance.

7. D’autre part, aux termes de l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précitées ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ».

8. Il résulte de l’instruction que M. et Mme R== n’ont engagé une instance en réparation des conséquences dommageables du handicap de leurs enfants que postérieurement au 7 mars 2002. Par suite, ils n’entrent pas dans le champ de la disposition abrogée par le Conseil constitutionnel, relative aux personnes ayant engagé une action en cours à cette date et n’étaient pas davantage titulaires à cette date d’un droit de créance indemnitaire qui aurait été lui-même constitutif d’un bien au sens de ces stipulations conventionnelles. Dès lors, le moyen tiré de ce que l’application de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles aux instances engagées après le 7 mars 2002 à des situations nées avant cette date porterait une atteinte disproportionnée aux droits qui leur sont garantis par ces stipulations doit être écarté. Il en va de même, par voie de conséquence, du moyen tiré de ce qu’ils auraient été victimes, dans l’exercice de ces droits, d’une discrimination injustifiée au regard de l’article 14 de la même convention.

9. Il résulte de ce qui précède que le régime de responsabilité défini aux premier et troisième alinéas de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles est applicable à l’instance engagée par M. et Mme R==. Par suite et dès lors que les faits reprochés au CHU et au centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot n’ont ni provoqué, ni aggravé le handicap dont sont atteints les jeunes K== et D== R==, les appelants ne sont pas fondés à soutenir que c’est à tort que les premiers juges ont rejeté leurs conclusions tendant à l’indemnisation des préjudices que leurs enfants ont subis à raison de ce handicap ainsi que des charges particulières en découlant, notamment les frais d’adaptation de leur logement ou, comme ils le soutiennent, ceux liés à la construction d’une maison plus adaptée au handicap de leurs enfants.

10. En deuxième lieu, les dispositions précitées du troisième alinéa de l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles relatives au caractère non indemnisable des préjudices subis par les enfants handicapés du fait de leur naissance ainsi qu’aux charges particulières pour les parents découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap n’ont pas pour objet d’interdire l’indemnisation des préjudices moraux et des troubles dans leurs conditions d’existence subis par d’autres membres de la famille et notamment par la fratrie de l’enfant né handicapé.

11. En l’occurrence, le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot soutient qu’en 1999, le diagnostic prénatal des fœtus atteints de la myopathie de Becker par ponction de liquide amniotique était particulièrement délicate et que la réalisation, ensuite, d’une interruption sélective de grossesse était « encore plus délicate et aléatoire » pour en déduire que F== n'avait en réalité aucune chance de naître sans ses frères atteints de myopathie. Toutefois, cet établissement ne produit aucun élément ni aucune pièce à l’appui de ces allégations alors qu’il résulte au contraire des lettres adressées par un praticien du CHU les 18 avril et 20 août 1996 qu’en présence de risques de mucoviscidose et de myopathie de Becker, un diagnostic prénatal s’imposait et du rapport d’expertise judicaire que « le couple a donc subi une perte de chance concernant la possibilité d’obtenir des enfants non atteints de la dystrophie musculaire de Becker, soit en renonçant à la grossesse, soit en bénéficiant d’un diagnostic prénatal avec interruption sélective de grossesse. » .

12. Dans ces conditions, le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que les premiers juges ont considéré qu’il lui appartenait d’indemniser le préjudice moral et les troubles dans les conditions d’existence subis par le jeune F== à raison du handicap dont souffrent ses deux frères.

13. En troisième lieu, dans les circonstances de l’espèce et compte tenu, notamment du caractère évolutif de l’état de santé de D== et de K==, il y a lieu de fixer aux sommes de, respectivement 30 000 et 10 000 euros le montant des préjudices moraux et des troubles dans leurs conditions d’existence subis par M. et Mme R== ainsi que par leur fils F== dès lors, en particulier, que les appelants n’établissent pas l’existence d’un lien de causalité direct et certain entre les soins donnés à K== dans le cadre de la pathologie psychiatrique dont il est atteint et la faute commise par le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot.

14. Les honoraires du médecin conseil qui a assisté les appelants au cours des opérations d’expertise s’étant élevés à la somme de 400 euros, il résulte de ce qui précède que la somme que le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot doit être condamné à verser à M. et Mme R== doit être portée à 30 200 euros chacun.

15. Il résulte de tout ce qui précède que M. et Mme R== sont seulement fondés à obtenir la réformation du jugement attaqué en tant que celui-ci ne leur a pas accordé à chacun une somme de 30 200 euros.

16. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la somme demandée par M. et Mme R== au titre des frais exposés pour l’instance et non comprise dans les dépens soit mise à la charge du centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot, qui, pour l’essentiel, n’est pas la partie perdante dans la présente instance.

DÉCIDE :

Article 1er : Le centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot est condamné à verser à M. et Mme R== la somme de 30 200 euros chacun.

Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 14 juin 2016 est réformé en tant qu’il est contraire au présent arrêt.

Article 3 : Le surplus des conclusions de M. et Mme R== ainsi que des conclusions incidentes du centre hospitalier de Villeneuve-sur-Lot et du CHU sont rejetés.