Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Le département de Mayotte a demandé au tribunal administratif de Mayotte d’annuler la décision par laquelle le premier ministre a implicitement rejeté sa demande du 29 mars 2012 tendant à ce que l’Etat lui verse la somme de 22 851 441,44 euros au titre des dépenses liées à la justice cadiale que la collectivité départementale a supportées de 2004 à 2013 et de condamner l’Etat à verser cette somme, à parfaire, assortie des intérêts et de leur capitalisation.

Par un jugement n° 1300503 en date du 19 février 2015, le tribunal administratif de Mayotte a condamné l’Etat à verser au département de Mayotte la somme de 500 000 euros à ce titre, assortie des intérêts aux taux légal à compter du 4 mai 2012 et de la capitalisation de ces intérêts le 6 juin 2013 et à chaque échéance anniversaire suivante, mis à la charge de l’Etat la somme de 1 500 euros au département au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et rejeté le surplus de sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête sommaire, un mémoire ampliatif et deux mémoires complémentaires, enregistrés les 27 mars et 6 mai 2015, et 10 février et 22 mars 2016, le département de Mayotte, représenté par Me Jorion, demande à la cour :

1°) de réformer ce jugement du 19 février 2015 du tribunal administratif de Mayotte en tant qu'il a limité le montant de la condamnation due par l'Etat à la somme de 500 000 euros ;

2°) d’annuler la décision implicite de refus susmentionnée ;

3°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 25 415 299,26 euros, le cas échéant actualisée, augmentée des intérêts au taux légal et de la capitalisation des intérêts ;

4°) à titre subsidiaire, de désigner un expert afin d'évaluer le coût, entre 2004 et aujourd'hui, pour le conseil général de Mayotte du fonctionnement de l'institution cadiale ;

5°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 4 000 euros sur le fondement des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. ………………………………………………………………………………………… Considérant ce qui suit :

1. Par une lettre du 29 mars 2012 communiquée à plusieurs ministres du gouvernement et au préfet de Mayotte, le président du conseil général de Mayotte a sollicité du Premier ministre le remboursement de diverses dépenses, regroupées sous le nom de charges indues, qu'il exposait avoir supportées depuis l’année 2004, sous la forme de mises à disposition de personnels, de dépenses d’investissement et de charges de fonctionnement ayant bénéficié selon lui à l'Etat, en dépit de l’objectif, fixé par les dispositions du I de l’article 65 de la loi n° 2001-616 du 11 juillet 2001 relative à Mayotte, d’une prise en charge progressive, par l’Etat, des dépenses qui relèvent de sa compétence, devant s’achever au plus tard le 31 décembre 2004. A cette lettre était joint un tableau récapitulatif de onze charges indues et, plus particulièrement, les charges liées au financement de la justice cadiale que la collectivité départementale a supportées de 2004 à 2011, pour un montant total initialement évalué à 16 383 765 euros qu’elle a porté, à la suite de l’envoi d’une nouvelle réclamation du 17 mai 2013, à 22 851 441,44 euros en incluant les années 2012 et 2013. Le département de Mayotte relève appel du jugement du 19 février 2015 en tant que, par celui-ci, le tribunal administratif de Mayotte, saisi par ailleurs d’une demande d’annulation des décisions implicites de rejet de ses demandes de paiement, a limité la condamnation prononcée à l’encontre de l’Etat à la somme de 500 000 euros au titre des dépenses liées à la justice cadiale de 2004 à 2013, assortie des intérêts aux taux légal à compter du 4 mai 2012 et de la capitalisation de ces intérêts le 6 juin 2013, et demande que ladite condamnation soit désormais portée à la somme de 25 415 299,26 euros, en incluant l’année 2014. Le ministre des outre-mer demande, par la voie de l’appel incident, d'annuler ce jugement en tant qu'il a prononcé ladite condamnation de l’Etat au profit du département.

Sur les conclusions aux fins d’annulation :

2. Les décisions implicites de rejet des réclamations préalables formées par les lettres des 29 mars 2012 et 17 mai 2013 susmentionnées ont eu pour seul effet de lier le contentieux à l’égard de l’objet de la demande du département de Mayotte qui, en formulant des conclusions indemnitaires, a donné à l’ensemble de sa requête le caractère d’un recours de plein contentieux. Au regard de l’objet d’une telle demande, qui conduit le juge à se prononcer sur le droit de l’intéressé à percevoir la somme qu’il réclame, les vices propres dont seraient, le cas échéant, entachées les décisions qui ont lié le contentieux sont sans incidence sur la solution du litige.

Sur l’exception de prescription quadriennale opposée par le ministre :

3. Le ministre des outre-mer fait valoir que les sommes réclamées par le département au titre des années 2004 à 2007 sont prescrites dès lors qu’aucune cause interruptive de prescription ne peut être identifiée avant l’envoi, par le département, des lettres des 29 mars 2012 et 17 mai 2013, mentionnées aux points 1 et 2, réclamant le remboursement de la charge litigieuse.

En ce qui concerne l’entrée en vigueur et l’application dans le temps de la loi du 31 décembre 1968 à Mayotte :

4. D’une part, aux termes de l’article 1 de la loi du 31 décembre 1968 susvisée : « Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. / Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d'un comptable public. ». Selon l’article 6 de cette loi : « Les autorités administratives ne peuvent renoncer à opposer la prescription qui découle de la présente loi. (…). ». En vertu de l’article 9 de cette loi : « Les dispositions de la présente loi sont applicables aux créances nées antérieurement à la date de son entrée en vigueur et non encore atteintes de déchéance à cette même date / Les causes d'interruption et de suspension prévues aux articles 2 et 3, survenues avant cette date, produisent effet à l'égard de ces mêmes créances. ». L’article 11 de ladite loi, dans sa rédaction applicable à la date de son entrée en vigueur, disposait : « Dans les territoires de la Nouvelle-Calédonie et dépendances, de la Polynésie française, des Terres australes et antarctiques françaises, de Saint-Pierre-et-Miquelon et des îles Wallis et Futuna, la présente loi est applicable aux créances mentionnées à l'article 1er ainsi qu'aux créances sur ces territoires. / Dans le territoire français des Afars et des Issas et dans le territoire des Comores, la présente loi s'applique aux seules créances sur l'Etat et les établissements publics de l'Etat. ».

5. D’autre part, la loi du 24 décembre 1976 relative à l'organisation de Mayotte, qui a mis fin à l’appellation de « territoire des Comores », disposait, en son article 7 abrogé le 13 juillet 2001 lors de l’entrée en vigueur de la loi du 11 juillet 2001 susvisée : « Le Gouvernement est autorisé à prendre, par ordonnances, avant le 1er juillet 1979, toutes mesures tendant à étendre et à adapter les textes intervenus dans le domaine législatif et qui ne sont pas applicables à Mayotte. / Les textes de nature législative précédemment applicables à Mayotte le demeurent dans toutes leurs dispositions qui ne sont pas contraires à la présente loi. Ils peuvent être modifiés dans les formes et dans les limites prévues à l'alinéa précédent. (…) ». En vertu de l’article 10 de cette même loi, également abrogé le 13 juillet 2001 : « Les lois nouvelles ne sont applicables à Mayotte que sur mention expresse. ».



6. En premier lieu, il résulte de la combinaison des dispositions précitées que la loi du 31 décembre 1968, dont l’exposé des motifs précise que la règle de prescription quadriennale qu’elle instaure constitue « l'une des règles de base du droit administratif français », a été rendue applicable à Mayotte, anciennement dénommée « Territoire des Comores », dès l’entrée en vigueur de cette loi, en ce qu’elle concerne – comme en l’espèce – les créances sur l'Etat et les établissements publics de l'Etat. Contrairement à ce que soutient le département de Mayotte, la seule circonstance que l’article 11 de cette loi ait cessé de faire référence à Mayotte, à la suite de l’entrée en vigueur de l’article 13 de la loi n° 95-97 du 1er février 1995 étendant dans les territoires d'outre-mer certaines dispositions du code de la route et portant dispositions diverses relatives à l'outre-mer, contenu dans un titre IV qui était d’ailleurs destiné à régir spécifiquement le territoire des Iles Wallis et Futuna, ne saurait révéler une volonté du législateur de soustraire Mayotte à l’application de la loi du 31 décembre 1968, à laquelle elle a toujours été soumise. A cet égard, le principe de spécialité législative, anciennement posé par les dispositions précitées de l’article 10 de la loi du 24 décembre 1976, était destiné uniquement à régir les lois nouvelles, en disposant qu’elles ne sont applicables à Mayotte que sur mention expresse, et non, comme en l’espèce, les lois qui y étaient déjà en vigueur. Ainsi, la loi du 31 décembre 1968 devant être regardée comme n’ayant jamais cessé d’être applicable à Mayotte, elle n’a pas, contrairement à ce que soutient également l’appelant, été réintroduite lors de l’entrée en vigueur, au 1er janvier 2008, de la loi organique du 21 février 2007 susvisée, qui a posé à Mayotte le principe de l’identité législative assorti d’exceptions relevant de la spécialité législative. Dès lors, l’application de la règle de prescription quadriennale aux créances sur l’Etat, nées entre le 1er janvier 2004 et le 31 décembre 2007, dont le département de Mayotte demande le paiement, ne revêt aucun caractère rétroactif. Il s’ensuit que les moyens tirés de ce qu’une telle application rétroactive serait contraire aux dispositions de l’article 2 du code civil et méconnaitrait tant les exigences constitutionnelles d'intelligibilité et d’accessibilité de la loi que les stipulations des articles 6 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 1er de son premier protocole additionnel ne peuvent qu’être écartés comme inopérants.

7. En second lieu, les dispositions du I de l’article 65 de la loi du 11 juillet 2001 dont le département se prévaut, en vertu desquelles : « A compter du 1er janvier 2002, l'Etat prend progressivement en charge les dépenses de personnel, de matériel, de loyer, de fonctionnement et d'équipement des services qui relèvent de sa compétence. Cette prise en charge est achevée au plus tard le 31 décembre 2004. », n’ont eu ni pour objet ni pour effet de poser de nouvelles règles de prescription des créances sur l’Etat, mais, seulement, de définir les modalités d'organisation de la prise en charge progressive, par l'Etat, des dépenses qui relèvent de sa compétence, et dont Mayotte assumait jusqu’alors la prise en charge financière. Ainsi, et contrairement à ce que soutient l’appelant, les dispositions spécifiques de cette loi n’ont pas dérogé à celles de la loi du 31 décembre 1968.

En ce qui concerne les causes interruptives de prescription :

8. Aux termes de l’article 2 de la loi du 31 décembre 1968 susmentionnée : « La prescription est interrompue par : Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, alors même que l'administration saisie n'est pas celle qui aura finalement la charge du règlement. (…) / Toute communication écrite d'une administration intéressée, même si cette communication n'a pas été faite directement au créancier qui s'en prévaut, dès lors que cette communication a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance (…) / Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée. ». Les dispositions des articles 1 et 2 de la loi du 31 décembre 1968, qui ont pour objet de prescrire au profit des collectivités publiques qui y sont visées les créances non payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis, tout en prévoyant des mécanismes d'interruption de ce délai de prescription permettant aux créanciers de faire valoir leurs demandes ou leurs réclamations dès lors qu'elles ont trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, ont été édictés dans un but d'intérêt général, en vue notamment de garantir la sécurité juridique des collectivités publiques en fixant un terme aux actions, sans préjudice des droits qu'il est loisible aux créanciers de faire valoir dans les conditions et les délais fixés par ces textes.

9. Le département de Mayotte soutient qu’il résulte d’un courrier du préfet de Mayotte du 12 septembre 2011 qu'une réunion s'est tenue entre les services de l'Etat et le département de Mayotte le 16 septembre 2011 pour traiter de la question des charges indues. Toutefois, si ce courrier mentionne que « en accord avec vos services une prochaine réunion est fixée le 16 septembre à 16 h à la préfecture dans la salle de réunion du secrétaire général afin de poursuivre l'analyse des documents que vos services nous ont fait parvenir sur les charges supportées par le conseil général dans le domaine sanitaire et social », il ne résulte pas de l’instruction qu’une telle réunion s’est finalement tenue. En tout état de cause, de simples pourparlers engagés lors d’une telle réunion avec les services de l’Etat, destinés dans un premier temps à examiner les tableaux établis par le département de Mayotte en matière de charges indues, ne peuvent être regardés comme ayant eu le caractère d'une réclamation relative au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance au sens des dispositions précitées de l’article 2 de la loi du 31 décembre 1968. Ils n'ont donc pas constitué un fait interruptif de la prescription quadriennale au cours de l’année 2011.

10. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre des outre-mer est fondé à faire valoir que les créances nées au cours des années 2004, 2005, 2006 et 2007 ont été respectivement prescrites les 1er janvier 2009, 1er janvier 2010, 1er janvier 2011 et 1er janvier 2012. Par suite, les conclusions indemnitaires du département de Mayotte portant sur les années 2004 à 2007 doivent être rejetées pour ce motif.

Sur les réclamations indemnitaires du département de Mayotte portant sur les années 2008 à 2014 et l’appel incident du ministre :

11. D’une part, aux termes de l’article 1er du décret du 1er juin 1939 susvisé, en vigueur jusqu'à son abrogation par l'article 16 de l'ordonnance du 3 juin 2010 : « La justice indigène est administrée dans l’archipel des Comores : en matière civile et commerciale, par les tribunaux de cadis, les justices de paix ordinaires, la justice de paix étendue de Mayotte et la cour d’appel de Tananarive ; en matière pénale, par des tribunaux répressifs, une cour criminelle et la cour d’appel de Tananarive, dans les conditions ci-dessous déterminées. ». Selon l’article 2 de ce décret : « Il est institué aux chefs-lieux des cantons désignés par arrêtés du gouverneur général un tribunal de cadi composé d’un cadi et d’un secrétaire-greffier dont la compétence est fixée par l’arrêté d’institution. Les cadis sont nommés par arrêtés du gouverneur général ». En vertu de l’article 4 de ce décret : « Sont justiciables des tribunaux des cadis, tous les indigènes musulmans originaires de l’archipel des Comores ou d’autres possessions françaises, ainsi que les autres indigènes musulmans qui ne possèdent pas un statut personnel les rendant justiciables des tribunaux de droit commun / Les parties peuvent cependant, d’un commun accord, saisir de leurs différends les tribunaux français (…). ». Aux termes de l’article 6 dudit décret : « Les cadis jugent d’après le droit musulman et les coutumes indigènes (…) ». Aux termes de l’article 16 de ce même décret : « Indépendamment de leurs attributions judiciaires, les cadis continuent d’exercer les fonctions de notaire entre indigènes musulmans concurremment avec les greffiers-notaires français. Ils ne peuvent en aucun cas établir des titres de propriété foncière. En qualité de tuteurs légaux, ils administrent les biens et intérêts des mineurs, des incapables, des absents, ainsi que les successions et biens vacants ; ils n’exercent ces attributions qu’au regard des indigènes musulmans. ». En vertu des dispositions de l’article 33 de ce décret : « Le procureur général surveille et contrôle le fonctionnement de la justice indigène (…). ». Aux termes de l’article 34 dudit décret : « Des arrêtés du gouverneur général pris en conseil d’administration réglementeront la procédure, tant en matière civile que répressive, indigène, les droits de justice, les amendes, l’exercice de la contrainte par corps, les conditions de recrutement, de nomination et le statut des cadis (...). ». Pour l’application de ces dernières dispositions, le préfet de Mayotte a, par un arrêté n° 116 du 13 février 1986 portant modification du statut du corps des agents du service de la justice musulmane, défini, en dernier lieu, les conditions générales d’accès dans les deux grands cadres de ce service composés, d’une part, des cadis et du grand cadi et, d’autre part, des secrétaires greffiers, notamment par la voie du concours, précisé les modalités de nomination et d’avancement ainsi que la procédure disciplinaire communes à ces deux corps et indiqué, en son article 2, que « les personnels du service de la justice musulmane sont des agents publics assimilés aux corps des fonctionnaires et auxiliaires de la Collectivité Territoriale de Mayotte ».

12. D’autre part, la délibération n° 64-2 bis du 3 juin 1964 de la chambre des députés des Comores portant réorganisation de la procédure en matière de justice musulmane rappelle, en son article 1er, que : « La justice musulmane connait de toutes les affaires civiles et commerciales entre musulmans autres que celles relevant du droit commun. ». Cette délibération dispose, en son article 20, que : « Indépendamment de leurs attributions judiciaires, les Qâdis exercent les fonctions de notaire entre musulmans comoriens concurremment avec les greffiers notaires. Ils sont également tuteurs légaux des incapables et des absents, mais peuvent déléguer tout ou partie de leurs pouvoirs - sous leur contrôle -, à des « amin » désignés par eux. Ils peuvent être administrateurs de « waqf ». (…). Les litiges mettant en cause l’incapable ou la fondation avec un tiers ou la Qâdi sont déférés à l’un des Qâdis limitrophes par désignation du président du tribunal de première instance ou du juge de section. Le Qâdi est le représentant légal du défunt pout toute succession non réglée. Il peut, après avoir pris l’avis des héritiers, procéder d’office à la vente des biens pour régler des dettes, et retirer les fonds de son compte en Banque ou de trésorerie sur simple présentation de l’acte de décès ou d’un jugement en tenant lieu (…) ». Aux termes de l’article 19 de cette même délibération : « Les jugements des tribunaux des Qâdis sont mis à exécution par les secrétaires-greffiers sous le contrôle et la responsabilité des Qâdis qui, en cas de besoin, peuvent demander l’assistance de la force publique (…). Ils peuvent même être rendus exécutoires par provision nonobstant appel en raison de l’urgence et du péril en la demeure, notamment en cas de condamnation à une pension alimentaire à l’épouse ou aux enfants mineurs. ». Aux termes de l’article 35 de ladite délibération : « Les tentatives de conciliation sont confiées par le tribunal de première instance ou sa section au Qâdi du domicile du demandeur qui procédera comme il est précisé aux articles 10 et suivants (…) ». Selon l’article 61 de la loi du 11 juillet 2001 susvisée relative à Mayotte, abrogé au 5 juin 2010 par l’ordonnance n° 2010-590 du 3 juin 2010 : « La juridiction compétente à Mayotte pour connaître des instances auxquelles sont parties des personnes relevant du statut civil de droit local applicable à Mayotte et ayant entre elles des rapports juridiques relatifs à l'état et à la capacité des personnes, aux régimes matrimoniaux, aux successions et aux libéralités est, selon la volonté de la partie la plus diligente, soit le tribunal de première instance, soit le cadi. ». Enfin, en vertu des dispositions de l’article 62 de ladite loi, alors en vigueur : « Outre les fonctions juridictionnelles mentionnées à l'article précédent, les cadis peuvent assurer des fonctions de médiation ou de conciliation. ».

13. Pour solliciter le paiement de la somme totale de 20 498 367,61 euros au titre de la période non prescrite de 2008 à 2014, le département soutient, d’une part, qu’il revient à l'Etat d’assumer le coût généré par le fonctionnement de l’activité judiciaire des cadis, dès lors qu’il est à l'origine de cette activité, dont il est venu préciser les modalités d’organisation, tout particulièrement par le décret du 1er juin 1939 et l’arrêté n° 116 du préfet de Mayotte en date du 13 février 1986, mentionnés ci-dessus au point 11, et que si, d’autre part, l'article 16 de l'ordonnance n° 2010-590 du 3 juin 2010 a procédé à l’abrogation de ce décret du 1er juin 1939 relatif à l'organisation de la justice indigène dans l'archipel des Comores et que, dans le cadre du passage de Mayotte au statut de département régi par l'article 73 de la Constitution, l'ordonnance n° 2011-337 du 29 mars 2011, entrée en vigueur le 1er avril 2011, a mis en place une nouvelle organisation judiciaire de Mayotte à l’origine de la disparition de l’activité judiciaire des cadis, ces derniers n’en ont pas moins continué d’exercer leurs autres fonctions, et notamment l’activité notariale, l’activité sociale et administrative, la médiation, l’autorité morale et religieuse, l’activité d'aumônier et l’activité de révision de l'état civil, qui relèvent toutes, par elles-mêmes, de missions de l'Etat, dont celui-ci doit également assumer la prise en charge financière.

En ce qui concerne les activités des cadis devant donner lieu à un remboursement par l’Etat :

14. En premier lieu, il résulte de l’instruction que les cadis, institution très ancienne à Mayotte dont la date d'introduction est historiquement fixée au XVème siècle, se sont vu confier, par le décret du 1er juin 1939, des fonctions judiciaires, en matière civile et commerciale, qui ont conduit à l’institution, aux chefs-lieux des cantons désignés par arrêtés du gouverneur général, d’un tribunal de cadi composé d’un cadi et d’un secrétaire-greffier. Comme le soutient le département de Mayotte, et ainsi que l’admet d’ailleurs lui-même le ministre des outre-mer, la fonction juridictionnelle étant accomplie au nom de la puissance publique et toute décision de justice, même si elle n’en porte pas la mention, étant prise au nom du peuple français, il revient à l’Etat d’assumer l’ensemble des dépenses afférentes à cette activité.

15. En deuxième lieu, le département de Mayotte soutient que l’activité religieuse des cadis, de même que l’activité d’aumônier liée à l’exercice des cultes, relève de la compétence de l’Etat, dès lors le décret du 16 janvier 1939 instituant outre-mer des conseils d'administration des missions religieuses, dit « décret Mandel », n’interdit pas le financement des cultes par la personne publique. Toutefois, et ainsi qu’il ressort d’un autre arrêt de la cour de céans rendu ce jour sous le n° 15BX01047, si le statut des Eglises demeure régi, à Mayotte, par les dispositions de ce décret du 16 janvier 1939 en l’absence de disposition législative ou décrétale ayant procédé à l’extension, à ce territoire, de la loi du 9 décembre 1905 dite de séparation des églises et de l’Etat à la suite de son entrée en vigueur, aucune disposition de ce décret, non plus qu’aucune autre disposition législative ou réglementaire ne met à la charge de l’Etat les frais liés au fonctionnement de l’activité religieuse des cadis et qui trouve son origine, ainsi qu’il a déjà été dit au point 14, dans les spécificités historiques et culturelles de Mayotte. En outre, les activités de médiation ou de conciliation, qui ne sont d’ailleurs exercées par les cadis qu’à titre facultatif, ainsi qu’il ressort des dispositions précitées, au point 12, de l’article 62 de la loi du 11 juillet 2001 relative à Mayotte, ont pour objet même de prévenir le règlement des différends par la voie contentieuse, et ne font pas intervenir les cadis au nom de la puissance publique. Il ne résulte enfin pas de l’instruction que dans le cadre des missions notariales qu’ils sont amenés à exercer depuis l’édiction du décret du 1er juin 1939 et qu’ils ont conservées en dépit de l’intervention de l’ordonnance n° 2010 590 du 3 juin 2010, les cadis prendraient en charge des compétences relevant de l’Etat imposant, en pareille hypothèse, que celui-ci en assume financièrement les coûts afférents. Dès lors, et contrairement à ce que soutient le département de Mayotte, l’ensemble des activités susmentionnées ne sauraient donner lieu à une quelconque indemnisation par l’Etat.

En ce qui concerne l’étendue temporelle et les modalités d’évaluation et de calcul de l’indemnité due :

16. En premier lieu, il résulte de l’instruction et il n’est d’ailleurs pas contesté par les parties que l’activité juridictionnelle proprement dite des cadis a cessé à compter du 1er avril 2011. Dès lors, et contrairement à ce qu’il soutient, l’appelant est seulement fondé à demander l’indemnisation de l’activité juridictionnelle des cadis sur la période, non prescrite, du 1er janvier 2008 au 1er avril 2011, et ce alors même que l’arrêté du préfet de Mayotte n° 116 du 13 février 1986 portant modification du statut du corps des agents du service de la justice musulmane, qui n’avait d’ailleurs ni pour objet ni pour effet, par lui-même, de recruter de nouveaux agents, n’aurait pas été formellement abrogé après le 1er avril 2011.

17. En deuxième lieu, il résulte de l’instruction qu’à la suite de l’approbation, par la population mahoraise, consultée par référendum le 2 juillet 2000, d’un accord politique en date du 27 juin 2000 destiné à recentrer les cadis sur des fonctions de médiation sociale, l’activité judiciaire des cadis a enregistré une forte baisse jusqu’à son extinction, le 1er avril 2011. A cet égard, une première étude, diligentée conjointement par le garde des sceaux, ministre de la justice et le ministre des outre-mer, en 2004, a chiffré cette part de l’activité juridictionnelle des cadis à 35 % de leur activité globale. Une seconde étude, ordonnée par le Premier ministre en 2004 puis rendue le 16 juillet 2005, a chiffré à 5 % la part de cette activité à compter de l’année 2005. Il résulte de l’instruction, et notamment des explications circonstanciées fournies par le ministre des outre-mer en défense, que cette différence d’estimation trouve son origine dans le périmètre de réalisation distinct de chacune de ces études, la première mission ayant porté sur un échantillon restreint de sept maisons de cadis choisies parmi les dix-sept existantes en 2004, alors que la seconde étude complémentaire, qui portait sur 1'ensemble des maisons de cadis, a été réalisée dans le cadre d’une refonte complète de la grille statistique applicable, rendue commune à l'ensemble des cadis afin de garantir la fiabilité et l’homogénéisation des résultats obtenus, et qui a été validée à la suite de réunions de travail impliquant les représentants de la mission et les autorités judiciaires locales de Mayotte. En se bornant à soutenir que cette seconde étude est contestable tant dans sa méthodologie que ses conclusions, l’appelant ne produit aucun document de nature à remettre en cause les estimations qu’elle comporte. Dès lors, la part de l’activité juridictionnelle des cadis doit être fixée à 5 % sur la période non prescrite du 1er janvier 2008 au 1er avril 2011 mentionnée au point 16 précédent.

18. En troisième lieu, le ministre des outre-mer fait valoir que le département de Mayotte ne saurait réclamer des sommes supérieures à celles qui figuraient dans un projet de convention qui lui avait été adressé par le ministre de la justice, par lettre en date du 11 janvier 2006, à la suite de la réalisation de la seconde étude du 16 juillet 2005 susmentionnée et qui avait, sur la base d’un taux de 35 % de l’activité globale des cadis du 1er avril au 31 décembre 2004 et de 5 % à compter du 1er janvier 2005, chiffré à la somme de 280 000 euros, en prenant pour référence l’année 2004, le coût total lié à l’activité juridictionnelle du grand cadi, des 16 cadis et du personnel affecté à l’activité cadiale et aux dépenses de rémunération et de fonctionnement liées à cette activité. Toutefois, outre le fait qu’une telle convention, rédigée de manière unilatérale par le ministre, ne constituait qu’un projet destiné à être soumis pour validation par le département, ce que celui-ci a très précisément refusé de faire, le préjudice dont l’appelant demande réparation doit être évalué sur la base des dépenses effectivement engagées et justifiées pour chacune des années concernées, et non par référence aux montants cristallisés sur la seule année 2004 et reportés les années suivantes.

En ce qui concerne le montant final de l’indemnité due :

19. Il résulte de l’instruction, et tout particulièrement des tableaux détaillés produits par le département de Mayotte, dont la valeur probante n’est pas sérieusement remise en cause par le ministre des outre-mer, que les frais liés aux dépenses de fonctionnement, d’investissement et de personnel liées à la justice cadiale s’élèvent, pour les quatre années restantes, à 2 314 427,58 euros (2008), 2 728 079,08 euros (2009), 3 112 725,77 euros (2010) et 3 311 600,92 euros (2011). Il s’ensuit que, compte tenu de la part de 5 % déjà mentionnée ci-dessus, l’Etat doit seulement être condamné à verser au département de Mayotte la somme de 449 156,63 euros au titre du coût généré par le fonctionnement de l’activité juridictionnelle des cadis sur la période du 1er janvier 2008 au 1er avril 2011.

20. Il y a lieu, dès lors, de réformer le jugement attaqué en tant qu’il a fixé ladite condamnation à 500 000 euros et de rejeter le surplus des conclusions d’appel incident du ministre ainsi que les conclusions du département tendant à ce que la somme due au titre du fonctionnement de l’institution cadiale soit portée à 20 498 367,61 euros, sans qu’il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre des outre-mer, et tirée de ce que le département ne saurait réclamer en appel l’indemnisation des missions des cadis autres que celles liées à leur activité juridictionnelle.

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

21. Lorsqu’ils ont été demandés, et quelle que soit la date de cette demande, les intérêts moratoires dus en application de l’article 1153 du code civil courent à compter du jour où la demande de paiement du principal est parvenue au débiteur ou, en l’absence d’une telle demande préalablement à la saisine du juge, à compter du jour de cette saisine. En l’espèce, le département de Mayotte a droit aux intérêts au taux légal sur la somme de 449 156,63 euros, calculés à compter de la date à laquelle sa réclamation du 29 mars 2012, mentionnée au point 1, a été reçue par les services du Premier ministre.

22. Aux termes de l’article 1154 du code civil : « Les intérêts échus des capitaux peuvent produire des intérêts, ou par une demande judiciaire, ou par une convention spéciale, pourvu que, soit dans la demande, soit dans la convention, il s’agisse d’intérêts dus au moins pour une année entière ». Pour l’application des dispositions précitées, la capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond. Cette demande prend toutefois effet au plus tôt à la date à laquelle elle est enregistrée et pourvu qu’à cette date il s’agisse d’intérêts dus au moins pour une année entière. Le cas échéant, la capitalisation s’accomplit à nouveau à l’expiration de chaque échéance annuelle ultérieure sans qu’il soit besoin de formuler une nouvelle demande.

23. En l’espèce, le département de Mayotte a demandé la capitalisation des intérêts dans sa demande enregistrée initialement le 6 juin 2013 au tribunal administratif de Paris, puis transmise au tribunal administratif de Mayotte le 15 octobre 2013, par une ordonnance de la présidente de la 2ème section du tribunal administratif de Paris du 30 septembre 2013. A la date du 6 juin 2013, les intérêts étaient dus pour une année entière. Il y a lieu, dès lors, de faire droit à cette demande.

Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

24. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l’Etat, qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance, une quelconque somme au titre des frais exposés par le Département de Mayotte et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête du département de Mayotte est rejetée.

Article 2 : La condamnation de l’Etat prononcée au profit du département de Mayotte est limitée à la somme totale de 449 156,63 euros. Cette somme portera intérêts au taux légal à compter de la date de réception de sa réclamation préalable du 29 mars 2012. Les intérêts échus à la date du 6 juin 2013 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 3 : Le jugement n° 1300503 du 19 février 2015 du tribunal administratif de Mayotte est réformé en ce qu’il a de contraire au présent arrêt.

Article 4 : Le surplus des conclusions d’appel incident présentées par le ministre des outre-mer est rejeté.