Vu le recours enregistré par télécopie le 28 février 2014 et régularisé le 3 mars 2014, présenté par le ministre de la défense ;

Le ministre de la défense demande à la cour :

1°) d’annuler le jugement n° 1103344 du 31 décembre 2013 du tribunal administratif de Bordeaux, qui a annulé, à la demande de M. F==, sa décision du 25 juillet 2011, par laquelle il a rejeté la demande d’indemnisation présentée par celui-ci au titre de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français et lui a enjoint de faire une proposition d’indemnisation intégrale de ses préjudices ;

2°) de rejeter la demande présentée par M. F== au tribunal administratif de Bordeaux ;

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1. Considérant que M. F==, adjudant puis adjudant-chef de l’arme des transmissions de l’armée de terre, a été affecté au Groupe des transmissions terre (GTT) n° 815 du Centre d’expérimentations du Pacifique, du 16 février 1968 au 24 août 1970, pendant la campagne d’essais nucléaires de 1968 et celle de 1970, durant lesquelles ont eu lieu treize tirs ; qu’il a été atteint d’un cancer du rein, diagnostiqué en 1999 ; qu’il a présenté une demande d’indemnisation sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français ; que, lors de sa séance du 14 décembre 2010, le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) a estimé que le risque attribuable aux essais nucléaires dans la survenue du cancer pouvait être considéré comme négligeable ; que, suivant cette recommandation, le ministre de la défense et des anciens combattants a rejeté la demande d’indemnisation de M. F== par décision du 25 juillet 2011 ; que, par jugement du 31 décembre 2013, rendu après le décès de M. F==, le 11 février 2012 et après que ses ayants droit eurent repris l’instance, le tribunal administratif de Bordeaux a annulé cette décision et a enjoint au ministre de faire aux intéressés une proposition d’indemnisation intégrale de leurs préjudices ; que le ministre de la défense relève appel de ce jugement ;

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. Considérant que le dispositif institué par les dispositions de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français et du décret pris pour son application, qui participe à l’indemnisation des préjudices subis du fait de maladies imputables aux essais nucléaires français, aboutit à ce que le CIVEN recommande, le cas échéant, au ministre chargé de la défense de prendre une mesure d’indemnisation ; que les refus opposés par ce ministre aux demandes de reconnaissance et d’indemnisation présentées sur ce fondement constituent des décisions administratives qui peuvent être contestées par la voie du recours pour excès de pouvoir et peuvent être annulées notamment si elles sont entachées d’erreur de droit, d’erreur de fait, d’erreur manifeste d’appréciation ou de détournement de pouvoir ; que, saisi de conclusions en ce sens, le juge de l’excès de pouvoir peut enjoindre à l’administration de prendre les mesures qu’impose nécessairement sa décision d’annulation, notamment de procéder au réexamen des points encore en litige et de prendre, le cas échéant, une décision accordant en tout ou partie l’indemnisation demandée ; qu’en l’espèce, M. F== a demandé au tribunal administratif l’annulation de la décision par laquelle le ministre a refusé de reconnaître sa qualité de victime des essais nucléaires français et de lui présenter une offre d’indemnisation des préjudices subis du fait de son exposition aux rayonnements ionisants ; que contrairement à ce que soutient le ministre, en faisant droit à cette demande et en lui enjoignant d’adresser une offre d’indemnisation, le tribunal administratif, qui s’est prononcé comme juge de l’excès de pouvoir et non comme juge de plein contentieux, ne s’est pas mépris sur la nature de la demande qui lui était présentée et n’a pas méconnu son office ;

Sur le bien fondé du jugement attaqué :

3. Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la loi du 5 janvier 2010 : « Toute personne souffrant d’une maladie radio-induite résultant d’une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d’Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi. » ; qu’aux termes de l’article 2 de cette loi dans sa rédaction en vigueur à la date de à la décision contestée : « La personne souffrant d’une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : (…) 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 dans les atolls de Mururoa et Fangataufa, ou entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1974 dans des zones exposées de Polynésie française inscrites dans un secteur angulaire ; 3° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 dans certaines zones de l’atoll de Hao ; 4° Soit entre le 19 juillet 1974 et le 31 décembre 1974 dans certaines zones de l’île de Tahiti. Un décret en Conseil d’Etat délimite les zones périphériques mentionnées au 1°, les zones inscrites dans le secteur angulaire mentionné au 2°, ainsi que les zones mentionnées aux 3° et 4°. » ; que, selon l’article 4 de cette loi : « I. - Les demandes individuelles d’indemnisation sont soumises à un comité d’indemnisation (…). / II. - Ce comité examine si les conditions de l’indemnisation sont réunies. Lorsqu’elles le sont, l’intéressé bénéficie d’une présomption de causalité à moins qu’au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité procède ou fait procéder à toute investigation scientifique ou médicale utile, sans que puisse lui être opposé le secret professionnel. Il peut requérir de tout service de l’Etat, collectivité publique, organisme gestionnaire de prestations sociales ou assureur communication de tous renseignements nécessaires à l’instruction de la demande. (...) / III. - (…) le comité présente au ministre de la défense une recommandation sur les suites qu’il convient de (…) donner. (…) le ministre, au vu de cette recommandation, notifie son offre d’indemnisation à l’intéressé ou le rejet motivé de sa demande. (…) » ; que l’article 7 du décret susvisé n° 2010-653 du 11 juin 2010 en vigueur à la date de la décision contestée dispose que : « La présomption de causalité prévue au II de l’article 4 de la loi du5 janvier 2010 susvisée bénéficie au demandeur lorsqu’il souffre de l’une des maladies radio-induites mentionnées à l’annexe du présent décret et qu’il a résidé ou séjourné dans l’une des zones définies à l’article 2 de la loi du 5 janvier 2010 susvisée et à l’article 2 du présent décret. Cette présomption ne peut être écartée que si le risque attribuable aux essais nucléaires peut être considéré comme négligeable au regard de la nature de la maladie et des conditions de l’exposition aux rayonnements ionisants. Le comité d’indemnisation détermine la méthode qu’il retient pour formuler sa recommandation au ministre en s’appuyant sur les méthodologies recommandées par l’Agence internationale de l’énergie atomique. (…) » ; que l’article 6 de ce décret précise : « Le comité peut faire réaliser des expertises. (…) » ;

4. Considérant qu’il résulte des dispositions précitées que le législateur a instauré une présomption de causalité au profit de la personne s’estimant victime des essais nucléaires si celle-ci souffre d’une maladie radio-induite inscrite sur la liste annexée au décret du 11 juin 2010 et a séjourné, au cours d’une période déterminée, dans l’une des zones géographiques de retombées ; que, toutefois, alors même que le demandeur remplit les conditions d’indemnisation fixées par l’article 1er de la loi du 5 janvier 2010, cette présomption peut être écartée s’il est établi, au vu notamment des éléments présentés au comité d’indemnisation, à qui la demande a été soumise, que le risque attribuable aux essais nucléaires peut être considéré comme négligeable au regard de la nature de la maladie et des conditions d’exposition aux rayonnements ionisants ;

5. Considérant qu’il est constant que M. F== a séjourné dans une des zones définies par les dispositions précitées, pendant une période prévue par ces mêmes dispositions et qu’il a été atteint d’une maladie radio-induite inscrite sur la liste annexée au décret du 11 juin 2010 ; que, pour rejeter sa demande d’indemnisation, le ministre a fait valoir que le risque attribuable aux essais nucléaires français était négligeable, conformément à la recommandation du CIVEN, qui avait indiqué que, compte tenu du niveau de l’exposition aux rayonnements ionisants de l’intéressé, la probabilité, évaluée selon les recommandations de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), d’une relation de causalité entre cette exposition et la maladie dont il était atteint était très inférieure à 1 % ;

6. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que, comme il est dit au point 1, M. F==, a servi au Centre d’expérimentations du Pacifique, du 16 février 1968 au 24 août 1970, pendant la campagne de tirs de 1968 et celle de 1970, durant lesquelles ont eu lieu treize tirs ; qu’il a essentiellement servi dans l’unité centrale du GTT n° 815, sur l’île de Tahiti et a effectué des missions dans l’archipel des Marquises et aux îles Gambier, durant lesquelles le ministre établit qu’il n’a pas davantage qu’au titre de ses services à Tahiti été susceptible d’être exposé à des risques significatifs d’irradiation ; qu’il a cependant effectué une mission à Mururoa, du 7 juin au 19 juillet 1968, à l’occasion des tirs « Capella » et « Castor » effectués sur les sites de cet atoll ; qu’il soutient, sans être utilement contredit, qu’il n’a pas été évacué, avec la plupart des personnels, pendant la durée du tir « Capella » ; qu’ainsi, alors même que les tirs susmentionnés étaient de puissance modérée et n’ont donné lieu à aucun incident notable et que M. F== n’a pu se trouver qu’à l’intérieur du blockhaus abritant le poste de commandement et conçu pour protéger les quelques personnes devant y servir pendant le tir « Capella », il doit être regardé comme ayant été exposé à des risques particuliers de contamination interne ; que s’il a fait l’objet de dosimétries externes, dont les résultats n’ont pas pu être directement exploitées mais qui ont été reconstitués, à partir des dosimétries d’ambiance de la zone-vie de Moruroa, à un niveau de zéro millisievert, dont la prise en compte, selon la méthodologie du CIVEN, a conduit à retenir une probabilité de causalité très inférieure à 1 %, il n’est pas contesté qu’il n’a bénéficié d’aucune mesure de surveillance d’une éventuelle contamination interne ; que les visites médicales de routine dont il a bénéficié ne sauraient tenir lieu de telles mesures de surveillance ; qu’il n’est ni établi ni même allégué que la méthodologie mise en œuvre permettrait de corriger les incertitudes affectant les données retenues sur la base d’une surveillance aussi lacunaire ; que, dans ces conditions, en l’absence de surveillance suffisante des risques de contamination interne auxquels il a été exposé, l’administration n’apporte pas la preuve du caractère négligeable du risque attribuable aux essais nucléaires français dans la survenance de la maladie de M. F==, qui était dès lors en droit de bénéficier de la présomption de causalité instaurée par la loi du 5 janvier 2010 ;

7. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que le ministre de la défense n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a annulé sa décision du 11 février 2012 et lui a enjoint de faire une proposition d’indemnisation aux ayants droit de M. F== ;

Sur les conclusions tendant à l’application des articles L. 761-1 et R. 761-1 du code de justice administrative :

8. Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de condamner l’Etat à verser à Mme F== et autres une somme de 1 000 euros au titre, en application de l’article L. 761-1, des frais exposés et non compris dans les dépens et en application de celles de l’article R. 761-1 relatives au remboursement de la contribution pour l’aide juridique ;

DECIDE

Article 1er : Le recours du ministre de la défense est rejeté.

Article 2 : L’Etat versera à Mme F== et autres la somme de 1 000 euros en application des articles L. 761-1 et R. 761-1 du code de justice administrative.