Vu, I, la requête enregistrée le 17 mai 2011 sous forme de télécopie et régularisée par courrier le 18 mai 2011 sous le n° 11BX01213, présentée pour l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse (ENSA), dont le siège est situé 83 rue Aristide Maillol BP 10629 à Toulouse (31106), représentée par sa directrice, par la SELARL Montazeau et Cara ;

L’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse demande à la cour :

1°) d’annuler le jugement du tribunal administratif de Toulouse en date du 23 décembre 2009 en tant qu’il a admis l’existence d’une faute de l’école dans l’application de la législation antitabac ;

2°) d’annuler le jugement en date du 17 mars 2011 par lequel le tribunal administratif de Toulouse l’a condamnée à indemniser Mme L== des préjudices qu’elle a subis ;

3°) d’ordonner, avant dire droit, une nouvelle expertise ;

4°) de mettre à la charge de Mme L== la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que de condamner cette dernière aux entiers dépens ;


Vu, II, la requête enregistrée le 5 mai 2011 sous le n° 11BX01222, présentée pour Mme L== demeurant == par la SCP Mairat et associés ;

Mme L== demande à la cour :

1°) de réformer le jugement du 17 mars 2011 par lequel le tribunal administratif de Toulouse a condamné l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse à lui payer la somme de 3 524 euros, qu’elle estime insuffisante, en réparation des préjudices subis du fait de la faute commise par cet établissement dans l’application de la législation antitabac ;

2°) de condamner cette école à lui payer la somme de 79 887,40 euros en réparation de ses préjudices ;

3°) de mettre à la charge de l’école la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761 1 du code de justice administrative ainsi que de la condamner aux entiers dépens ;


Vu l’ordonnance fixant en dernier lieu la clôture de l’instruction au 20 juillet 2012 à 12 h 00;

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu le code de la santé publique ;

Vu la loi n° 76-616 du 9 juillet 1976 relative à la lutte contre le tabagisme ;

Vu la loi n° 91-32 du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme ;

Vu le décret n° 77-1042 du 12 septembre 1977 relatif aux interdictions de fumer dans certains lieux affectés à usage collectif où cette pratique peut avoir des conséquences dangereuses pour la santé ;

Vu le décret n° 92-478 du 29 mai 1992 fixant les conditions d’application de l’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif et modifiant le code de la santé publique ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;

Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 20 novembre 2012 :

- le rapport de M. Jean-Michel Bayle, président-assesseur ; - les conclusions de M. Olivier Gosselin, rapporteur public ; - et les observations de Me Cara, avocat de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse et de Mme L== ;

1. Considérant que, saisi par Mme L== d’une demande tendant à la condamnation de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse à réparer les préjudices résultant pour elle d’un cancer des poumons, le tribunal administratif de Toulouse a, par le jugement du 23 décembre 2009, reconnu l’existence d’une faute de cet établissement dans l’application des dispositifs législatifs et réglementaires antitabac et ordonné, avant-dire-droit, une expertise aux fins d’avis sur le lien de causalité entre la faute et la pathologie de Mme L== et sur l’évaluation des préjudices ; que le rapport d’expertise a été remis aux premiers juges le 4 mai 2010 ; que, par jugement du 17 mars 2011, le tribunal a retenu la responsabilité de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse et a condamné cet établissement à raison d’une perte de chance, pour Mme L==, d’éviter un cancer, à lui payer la somme de 3 524 euros en réparation des préjudices en lien direct avec cette perte de chance, préjudices que le tribunal a évalué à 10 % du dommage corporel subi ; que l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse interjette appel des deux jugements par l’instance enregistrée sous le n° 11BX01213, dans laquelle, par la voie de l’appel incident, Mme L== demande la réforme du jugement du 17 mars 2011 en tant qu’il a limité la réparation de ses préjudices à la somme précitée, qu’elle estime insuffisante ; que, par la requête n° 11BX01222, Mme L== demande la réformation de ce jugement ; que, dans cette dernière instance, l’école conclut, par la voie de l’appel incident, à l’annulation des deux jugements ;

2. Considérant que les requêtes mentionnées ci-dessus se rapportent toutes deux au litige qui oppose Mme L== à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse au sujet de la responsabilité de cet établissement dans l’apparition de son cancer des poumons ; qu’il y a lieu de les joindre pour statuer par un même arrêt ;

Sur la faute :

3. Considérant que Mme L==, qui exerçait des fonctions d’enseignante à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse de 1968 à 2003, impute le cancer des poumons dont elle a été atteinte au cours de l’année 2000 à un tabagisme passif subi au sein de cet établissement ; qu’aux termes de l’article 16 de la loi n° 76-616 du 9 juillet 1976, dans sa rédaction issue de la loi n° 91-32 du 10 janvier 1991 et reprise par l’article L. 355-28, puis par l’article L. 3511-7 du code de la santé publique : « Il est interdit de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif, notamment scolaire, et dans les moyens de transport collectif, sauf dans les emplacements expressément réservés aux fumeurs » ; qu’aux termes de l’article R. 355-28-1 du code de la santé publique, issu du décret n° 92-478 du 29 mai 1992, repris par l’article R. 3511 1 de ce code : « L’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif prévue par l’article 16 de la loi du 9 juillet 1976 susvisée s’applique dans tous les lieux fermés et couverts accueillant du public ou qui constituent un lieu de travail » et qu’aux termes de l’article R. 355-28-2 du même code, issu du décret mentionné ci-dessus, repris par l’article R. 3511-2 : « L’interdiction de fumer ne s’applique pas dans les emplacements qui, sauf impossibilité, sont mis à la disposition des fumeurs, au sein des lieux visés à l’article R. 355-28-1. Ces emplacements sont déterminés par la personne ou l’organisme, privé ou public, sous l’autorité duquel sont placés ces lieux… » ; qu’aux termes de l’article R. 355-28-4 dudit code, issu du décret précité : « (…) il est interdit de fumer dans les locaux clos et couverts affectés à l’ensemble des salariés, tels que les locaux d’accueil et de réception, les locaux affectés à la restauration collective, les salles de réunion et de formation… » ; qu’aux termes de l’article R. 355-28-5 du code alors en vigueur : « La décision de mettre des emplacements à la disposition des fumeurs est soumise à la consultation, lorsqu’elles existent, des instances représentatives du personnel compétentes en matière d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail… » ; qu’il appartenait aux autorités compétentes, qui avaient l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et morale des agents et du public fréquentant les lieux dont elles étaient responsables, d’assurer, sauf à commettre une faute de service, la bonne exécution des dispositions législatives et réglementaires précitées et, notamment, de veiller au respect de l’interdiction de fumer dans les lieux non destinés aux fumeurs ;

4. Considérant qu’il ressort du compte rendu de la réunion du comité technique paritaire local de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse tenue le 16 novembre 1992 que, au sein de cet établissement, étaient désignés comme espaces pour les fumeurs le hall de l’ancienne entrée, la cafétéria et le patio principal ainsi que la partie élargie de la circulation à l’étage devant les ateliers 13 et 14 ; qu’il résulte de l’instruction, en particulier de la fiche de la visite effectuée le 15 janvier 1998 par l’inspection générale de l’administration des affaires culturelles, d’une part, que les locaux de l’école présentaient un aspect de malpropreté en raison, notamment, de mégots jetés en nombre sur le sol, d’autre part, que le tabagisme déclenchait trop souvent et de manière intempestive l’alarme incendie, enfin, que la salle à manger était excessivement enfumée par la consommation de tabac ; qu’outre des témoignages individuels, circonstanciés, le compte rendu de la séance du comité technique paritaire du 19 juin 1998 confirme la méconnaissance de l’interdiction de fumer hors des espaces où les fumeurs étaient admis ; qu’il est établi, ainsi, que l’école n’a pas assuré, pendant la période de 1992 à 1999, le respect du dispositif législatif et réglementaire antitabac ; qu’il suit de là qu’elle a commis une faute susceptible d’engager sa responsabilité ;

Sur la responsabilité :

5. Considérant qu’il résulte du rapport de l’expertise ordonnée par les premiers juges, rapport dont la partialité alléguée n’est pas démontrée, que le tabagisme passif auquel Mme L== a été soumise au sein de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse pendant la période de 1968 à 2000 est à l’origine du cancer bronchique primitif qui est apparu au cours de l’année 2000 ; que, selon ce rapport, la circonstance que Mme L== n’ait été exposée que de manière discontinue au tabac dans les locaux de l’école, puisqu’elle n’assurait que 320 heures de cours par an, n’est pas de nature à remettre en cause l’imputation déterminante à ce tabagisme passif de l’affection dont l’intéressée a souffert ; qu’il résulte des éléments au dossier, qui ne sont pas sérieusement contredits, que Mme L==, atteinte d’une maladie d’asthme à l’âge de 37 ans, n’a pas vécu, en dehors de l’école, dans un environnement tabagique ; que, toutefois, et ainsi que l’a jugé à bon droit le tribunal, le préjudice résultant directement de la faute que l’école a commise à partir de 1992 en s’abstenant alors de faire respecter le dispositif antitabac, préjudice qui doit être intégralement réparé, n’est pas le dommage corporel issu du cancer survenu du fait de l’exposition au tabac depuis 1968, mais la perte de chance d’éviter ce dommage du fait de la continuité de l’exposition après 1992 ; que la réparation qui incombe à l’école doit, en conséquence, être évaluée à une fraction du dommage corporel, déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue ;

6. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que, sans qu’il soit besoin d’ordonner une nouvelle expertise, l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par les jugements attaqués, dont les motifs ne sont pas entachés de contradiction, le tribunal administratif de Toulouse, qui n’a pas méconnu la portée des conclusions de la demande formulée devant lui en admettant l’indemnisation de la perte de chance d’éviter la pathologie, a retenu sa responsabilité ; que, dès lors, sans qu’il soit besoin de statuer sur leur recevabilité, les conclusions de cet établissement tendant à l’annulation des jugements du tribunal administratif des 23 décembre 2009 et 17 mars 2011 doivent être rejetées ;

Sur les préjudices :

7. Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, au vu des éléments de l’instruction, il sera fait une juste appréciation de la perte de chance subie par Mme L== d’éviter un cancer bronchique en l’évaluant à 60 % ;

En ce qui concerne les préjudices à caractère patrimonial :

8. Considérant, en premier lieu, que Mme L== ne démontre pas que les soins de masseur kinésithérapeute dont elle a bénéficié pendant la période du 28 mars 2008 au 16 mai 2008, les analyses effectuées le 16 mai 2008 et la consultation du 19 mai 2008 résultent de la pathologie issue de la méconnaissance du dispositif législatif et réglementaire antitabac ;

9. Considérant, en deuxième lieu, que Mme L== n’établit pas, par la seule production des décomptes de remboursement de frais médicaux que la mutuelle générale de l’éducation nationale lui a adressés pour la période de mars 2008 à août 2010, que la somme de 142 euros qu’elle aurait réglée au cours de l’année 2009 à des professionnels de santé au titre de la franchise de sécurité sociale se rapporte à des soins rendus nécessaires par le cancer dont elle a été atteinte en 2000 ;

10. Considérant, en troisième lieu, que Mme L==, dont l’état a été estimé consolidé à la date du 18 octobre 2002 par l’expert, ne justifie pas de ce que la pathologie en lien direct avec l’exposition tabagique depuis 1992 lui imposerait chaque année des dépenses de santé du fait de visites médicales, de médicaments et de séances de kinésithérapie, dont le montant laissé à sa charge s’élèverait à la somme de 142 euros par an ;

11. Considérant, en quatrième lieu, que ni le rapport d’expertise, ni aucun autre document fourni par Mme L== ne démontre la nécessité, pour cette dernière, du fait de l’affection en cause, de s’inscrire à des séances de gymnastique, d’aménager sa salle de bains ou de faire appel à l’aide d’une tierce personne ;

12. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que c’est à bon droit que les premiers juges ont rejeté les demandes d’indemnisation de Mme L== au titre de ces dépenses ;

En ce qui concerne les préjudices à caractère personnel :

13. Considérant qu’il résulte de l’instruction et notamment du rapport de l’expert que le déficit fonctionnel temporaire subi par Mme L== du fait de son cancer a été de 100 % pendant la période du 18 décembre 2000 au 31 mars 2001, de 50 % pendant les mois d’avril et de mai 2001, puis de 25 % jusqu’au mois d’octobre 2002 ; que les souffrances endurées ont été estimées par l’expert à un degré de 3 sur une échelle de 7 ; qu’il sera fait une juste indemnisation des préjudices résultant de ces périodes de déficit fonctionnel temporaire et des souffrances endurées en les évaluant à la somme de 6 500 euros ;

14. Considérant qu’au regard du rapport d’expertise, Mme L== demeure atteinte, à la suite de son cancer, d’un déficit fonctionnel permanent de 20 % ; qu’en fixant à la somme de 28 000 euros la réparation due au titre des troubles résultant d’un tel déficit, les premiers juges n’ont pas fait une estimation insuffisante ;

15. Considérant que l’expert a évalué le préjudice esthétique dont Mme L== demeurait atteinte du fait de sa pathologie à un degré de 1 sur une échelle de 7 ; que, dans les circonstances de l’espèce, le tribunal administratif n’a pas fait une appréciation erronée de ce préjudice en fixant la réparation à la somme de 2 700 euros ;

16. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les préjudices à caractère personnel subis par Mme L== doivent être évalués à la somme de 37 200 euros ; que la perte de chance de subir ces préjudices étant fixée à 60 %, les préjudices indemnisables s’élèvent à la somme de 22 320 euros ; qu’il suit de là que Mme L== est fondée à demander la réforme du jugement du tribunal administratif de Toulouse du 17 mars 2011 dans cette mesure ;

Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

17. Considérant que les dispositions de cet article font obstacle à ce que soient mises à la charge de Mme L==, qui n’est pas la partie perdante dans les présentes instances, les sommes dont l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse demande le versement au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ; qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de cet établissement la somme de 1 500 euros au profit de Mme L== sur ce fondement ;

DECIDE :

Article 1er : La requête susvisée de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse et l’appel incident formulé par cet établissement dans l’instance enregistrée sous le n° 11BX01222 sont rejetés.

Article 2 : La somme que l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse est condamnée à payer à Mme L== au titre des préjudices subis du fait de la faute de cet établissement est portée de 3 524 euros à 22 320 euros.

Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Toulouse du 17 mars 2011 est réformé en ce qu’il a de contraire au présent arrêt.

Article 4 : L’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse versera à Mme L== la somme de 1 500 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus de la requête de Mme L== est rejeté.