Vu la procédure suivante :

Procédure antérieure :

La société Somaf a demandé au tribunal administratif de la Guadeloupe de condamner l’Etat à lui verser la somme de 2 399 740,16 euros en réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi en raison de l’institution par le législateur d’une taxe frappant la mise à la consommation en France des boissons dites « Premix ».

Par un jugement n° 1300924 du 24 mars 2016, le tribunal administratif de la Guadeloupe a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 20 mai 2016, et des mémoires enregistrés les 12 juillet et 26 octobre 2017, la société Somaf, représentée par Me Carpentier, demande à la cour, en son nom propre et venant aux droits de la société Sodimar :

1°) d’annuler ce jugement ;

2°) de condamner l’Etat à lui payer une indemnité de 2 399 740,16 euros ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 20 000 euros au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.


Considérant ce qui suit :

1. La société Somaf, qui a pour objet l’import-export et la commercialisation en Guadeloupe de produits à base de tabac ainsi que de boissons alcoolisées, est depuis 2003 l’importateur et le distributeur exclusif dans ce département, avec la société Sodimar qu’elle a absorbée en 2012, de la boisson de type dit « premix » - mélange d’alcool fort et de soda - dénommée « Smirnoff Ice ». Elle a demandé en vain au ministre de l’économie et des finances, par un courrier en date du 19 février 2013, à être indemnisée du préjudice que lui cause la taxation des ventes de cette catégorie de boisson instituée par l’article 1613 bis du code général des impôts. La société Somaf, agissant en son nom propre et venant aux droits de la société Sodimar, qu’elle a absorbée, relève appel du jugement du 24 mars 2016 par lequel le tribunal administratif de la Guadeloupe a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l’Etat à lui payer une indemnité de 2 399 740,16 euros au titre de son préjudice commercial.

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. D’une part, il ne résulte pas de l’instruction que le ministre de la santé, lequel n’était pas compétent pour représenter l’Etat en défense devant le tribunal et auquel la procédure n’a donc pas été communiquée, aurait néanmoins présenté des observations dans le cadre de la première instance. Par suite, la société requérante n’est en tout état de cause pas fondée à soutenir que le jugement serait entaché d’irrégularité dans la mesure où il ne mentionne pas les conclusions présentées par le ministre de la santé. En revanche, il ressort de la minute du jugement attaqué que celui-ci vise et analyse régulièrement les écritures présentées devant le tribunal par le ministre de l’économie et des finances.

3. Si, d’autre part, la société Somaf fait état, sans davantage de précisions, de ce qu’elle développait en première instance des arguments sur l’application de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen auxquels le tribunal n’a pas répondu, il apparaît que les premiers juges, qui n’étaient pas tenus de répondre à l’intégralité des arguments développés par la requérante, n’ont pas omis de statuer sur les moyens tirés de violations de cette Déclaration qui étaient explicitement soulevés devant eux et tirés d’atteintes au droit de propriété et au principe d’égalité devant les charges publiques. Ils n’avaient pas davantage à se prononcer sur le simple argument de la société selon lequel le législateur n’a pas entendu exclure tout droit à indemnisation lors de l’instauration de la taxe sur les boissons « premix ».

Sur le bien-fondé du jugement :

4. Aux termes de l’article 1613 bis du code général des impôts, dans sa rédaction issue de la loi n° 2004-806 du 9 août 2004 : « I. - Les boissons constituées par : a) Un mélange préalable de boissons ayant un titre alcoométrique acquis n'excédant pas 1,2 % vol. et de boissons alcooliques définies aux articles 401, 435 et au a du I de l'article 520 A (…) font l'objet d'une taxe perçue au profit de la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés dès lors que la boisson obtenue présente un titre alcoométrique acquis de plus de 1,2 % vol. et inférieur à 12 % vol./ II. - Le tarif de la taxe mentionnée au I est fixé à 11 Euros par décilitre d'alcool pur. / III. - La taxe est due lors de la mise à la consommation en France des boissons mentionnées au I. Elle est acquittée, selon le cas, par les fabricants, les entrepositaires agréés, les importateurs, les personnes qui réalisent l'acquisition intracommunautaire de ces boissons ou par les personnes visées au b du II de l'article 302 D. / IV. - Cette taxe est recouvrée et contrôlée sous les mêmes règles, conditions, garanties et sanctions qu'en matière de contributions indirectes. / V. - Le produit de cette taxe est versé à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale ».

5. La société Somaf, qui acquitte la taxe visée par les dispositions précitées sur ses ventes en Guadeloupe du produit « Smirnoff Ice », se plaint de ce qu’elle subit en conséquence, et notamment depuis l’augmentation de cette taxe, un préjudice excédant les aléas normaux inhérents à son activité, et soutient qu’elle est fondée à en demander réparation à l’Etat dans la mesure où ce dispositif méconnaît certains principes à valeur constitutionnelle et engagements internationaux de la France, et porte à ses intérêts commerciaux une atteinte excessive.

6. La responsabilité de l’Etat du fait des lois est susceptible d’être engagée sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de l’adoption d’une loi, à la condition que cette loi n’ait pas exclu toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés. Cette responsabilité peut être également engagée en raison des obligations incombant à l’Etat pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’intervention d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France.

7. D’une part, si la société requérante dispose de l’exclusivité de distribution du produit « Smirnoff Ice » sur le territoire guadeloupéen, cette circonstance ne suffit pas à qualifier de spécial le préjudice qu’elle subit du fait de la mise en œuvre des dispositions précitées de l’article 1613 bis du code général des impôts, lesquelles s’appliquent sans distinction à l’ensemble des fabricants et importateurs de boissons « premix » distribuant ces produits sur le territoire français. Il ne résulte au demeurant pas de l’instruction que la mise en œuvre de cette taxe, instaurée dès 1997, avant même que la société requérante ne commence à importer et distribuer le produit « Smirnoff Ice », se traduirait pour celle-ci, alors notamment qu’elle commercialise d’autres produits, par un préjudice financier d’une gravité telle qu’il excèderait les charges normales susceptibles d’être imposées dans l’intérêt général aux distributeurs de produits alcoolisés, eu égard en particulier aux impératifs de santé publique qui, contrairement à ce que soutient la société Somaf, ont présidé à l’instauration de ladite taxe. Il s’ensuit, en tout état de cause, et quand bien même le législateur n’a pas entendu exclure par principe toute indemnisation des préjudices résultant du dispositif en cause, que les conditions mises à l’engagement de la responsabilité de l’Etat sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques ne sont en l’espèce pas réunies.

8. D’autre part, si le premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales stipule que toute personne a droit au respect de ses biens, l’augmentation à compter de 2005 du tarif de la taxe assujettissant les boissons alcoolisées « premix », porté de 5,55 à 11 euros par décilitre d’alcool pur par l’effet de la loi susvisée du 9 août 2004, quand bien même elle aboutit à réduire la marge bénéficiaire afférente à la vente de ces produits, n’a ni pour objet ni pour effet, contrairement à ce que soutient la société requérante, de « spolier » les entreprises du secteur de leur fonds de commerce et ne porte pas ainsi atteinte à leurs biens au sens dudit protocole. La société Somaf ne peut, par ailleurs, utilement invoquer l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui ne trouve à s’appliquer dans l’ordre juridique national que dans le cas où la situation juridique dont a à connaître le juge administratif français est régie par le droit de l’Union européenne, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Pour la même raison, son moyen tiré d’une violation du principe de confiance légitime, qui fait partie des principes généraux du droit de l’Union européenne, ne peut qu’être écarté. La société requérante ne peut non plus se prévaloir utilement de la méconnaissance du principe général du droit à la sécurité juridique, dès lors qu’elle se borne à critiquer une disposition législative. Enfin, si elle invoque une méconnaissance par l’Etat français de la « procédure » prévue par l’article 113 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne conférant compétence au Conseil pour arrêter les dispositions touchant à l’harmonisation des législations relatives notamment aux droits d’accises, elle n’assortit pas son moyen de précisions utiles, cet article ne prévoyant, par lui-même, aucune procédure.

9. Enfin, si la société Somaf allègue que la mise en œuvre ou, à tout le moins, l’augmentation de la taxe considérée procède d’un « détournement de pouvoir » de la part du législateur, dont elle prétend qu’il aurait poursuivi d’autres buts que la seule préservation de la santé publique, et soutient que cette taxe présente un caractère discriminatoire et confiscatoire, en violation des dispositions des articles 2, 17 et 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et porte une atteinte excessive à la liberté d’entreprendre protégée par l’article 4 de cette même Déclaration, il n’appartient pas au juge administratif, en dehors de la procédure prévue à l’article 61-1 de la Constitution relative à la transmission de questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil d’Etat et au Conseil Constitutionnel, de connaître de la constitutionnalité de la loi. Par suite, ces moyens ne peuvent être accueillis.

10. Il résulte de tout ce qui précède que la société Somaf n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de la Guadeloupe a rejeté sa demande.

Sur l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

11. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l’Etat, qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que sollicite la société requérante au titre des frais exposé par elle et non compris dans les dépens. Il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions présentées sur le même fondement par le ministre des finances et des comptes publics.

DECIDE :

Article 1er : La requête de la société Somaf est rejetée.

Article 2 : Les conclusions présentées par le ministre des finances et des comptes publics sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.