Documents de portée générale susceptibles d'avoir des effets notables sur les droits ou la situation des personnes - Carte d’aléa de mouvements de terrain- Recevabilité du recours pour excès de pouvoir - Existence - Conditions
Par Benoît le lundi 24 juillet 2023, 12:01 - ACTES ADMINISTRATIFS - Lien permanent
Une carte d’aléa de mouvements de terrain publiée sur le site internet de la préfecture avec la mention selon laquelle cette nouvelle connaissance du risque doit être prise en compte par la commune et l’État, notamment pour ce qui concerne la planification et les autorisations d’urbanisme, et qui est portée à la connaissance des collectivités territoriales par le préfet avec une demande de prise en compte immédiate pour l’application du droit des sols, oriente dès sa communication, de manière significative, les autorités compétentes dans l’instruction des autorisations d’urbanisme, et a donc le caractère de lignes directrices. Par ailleurs, elle est de nature, compte tenu de sa publication, à influer dans une proportion non négligeable sur la valeur vénale des terrains concernés. Une telle cartographie ne constitue pas, dès lors qu’elle a été établie en dehors de tout processus de révision du plan de prévention des risques naturels, un document préparatoire à l’approbation d’un tel plan. Si cette carte est au nombre des études techniques qu’il incombe au préfet de transmettre à titre d’information aux communes ou à leurs groupements, dans le cadre de l’élaboration des plans locaux d’urbanisme, en application de l’article L. 132-2 du code de l’urbanisme, cette circonstance, eu égard à la publicité qui lui a été donnée, ne lui confère pas davantage le caractère d’un acte insusceptible de recours. Si les intéressés ont la possibilité de contester les refus ou certificats d’urbanisme qui leur seraient opposés en considération des risques signalés sur cette carte, un tel recours, même s’il peut conduire à l’annulation de la décision d’urbanisme contestée, n’est pas de nature à faire obstacle à la perte de valeur vénale des terrains résultant de la publication de la carte d’aléa. Ainsi, eu égard aux effets notables qu’elle est susceptible d’emporter sur les droits et intérêts notamment des propriétaires des parcelles classées en zone d’aléa fort de mouvements de terrain, cette carte d’aléa, ainsi que le refus du préfet de l’abroger, peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Arrêt n° 19BX00650 - 17 juin 2021 - Formation plénière - MM. X. C+
Cf., sur la recevabilité du recours direct contre les lignes directrices, CE, Section, 12 juin 2020, Groupe d'Information et de Soutien des Immigré.e.s (GISTI), n° 418142, au Recueil. Comp., avant cette décision, CE, 1er juin 2015, Association de défense des intérêts des victimes de Xynthia, n° 367101 aux Tables.
Par une décision n° 455800, le Conseil d’État a rejeté le pourvoi formé par le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires contre cet arrêt.
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
O et C ont demandé au tribunal administratif de Bordeaux d’annuler la décision implicite née le 18 septembre 2017 par laquelle la préfète de Lot-et-Garonne a refusé de modifier la carte d’aléa glissement de terrain concernant le territoire de la commune de S afin que leur parcelle cadastrée section P ne soit plus classée en zone d’aléa fort.
Par un jugement n° xxxxxxx du 28 décembre 2018, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté leur demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires, enregistrés les 19 février 2019, 29 octobre 2020 et 10 mai 2021, O et C, représentés par R, demandent à la cour :
1°) d’annuler ce jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 28 décembre 2018 ;
2°) d’annuler la décision implicite de rejet du 18 septembre 2017 de la préfète de Lot-et-Garonne ;
3°) d’enjoindre au préfet de Lot-et-Garonne, sur le fondement des articles L. 911-1 et suivants du code de justice administrative, de modifier la carte d’aléa glissement de terrain applicable sur le territoire de la commune de S afin que leur parcelle ne soit plus classée en zone d’aléa fort ou, à tout le moins, de procéder au réexamen de leur demande dans un délai de deux mois à compter de la notification de l’arrêt à intervenir ;
4°) de mettre à la charge de l’Etat les entiers dépens, en ce compris les honoraires de l’expert judiciaire taxés à la somme de 5 094,60 euros, ainsi que le paiement de la somme de 2 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Considérant ce qui suit :
1. O et C sont propriétaires de la parcelle cadastrée section P classée en zone U du plan local d’urbanisme de la commune de S, au lieu-dit V, et en zone d’aléa moyen au plan de prévention des risques de mouvements de terrain (PPRMT) de la commune de S, approuvé par arrêté préfectoral le 3 août 1992. Le centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) a présenté en février 2015 une nouvelle cartographie des aléas qui classe la parcelle de O et C en zone d’aléa fort pour le risque naturel de glissement de terrain. A la suite d’un certificat d’urbanisme négatif délivré le 24 mars 2015 par le maire de S et d’une opposition à la déclaration préalable du même jour concernant leur projet de détachement d’un lot en vue de la construction d’une habitation individuelle, O et C ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux qui, le 12 septembre 2017, a ordonné une expertise afin notamment de procéder aux investigations techniques nécessaires à l’évaluation du niveau de l’aléa glissement de terrain de la parcelle concernée. Après que le rapport a été déposé le 30 juin 2017, concluant au classement en aléa faible de la parcelle, au pire en aléa moyen, les requérants ont demandé par courrier du 10 juillet 2017 à la préfète de Lot-et-Garonne, qui l’a reçu le 18 juillet, de modifier la carte d’aléa glissement de terrain afin que leur parcelle ne soit pas classée en zone d’aléa fort. Du silence gardé par la préfète de Lot-et-Garonne est née le 18 septembre 2017 une décision implicite de rejet de leur demande. En parallèle, par jugement du 7 novembre 2017, confirmé par la cour le 29 août 2019, le tribunal administratif, saisi par O et C, a annulé l’arrêté du 24 mars 2015 du maire de la commune de S s’opposant à la déclaration préalable qu’ils avaient déposée et lui a enjoint de statuer à nouveau sur la déclaration préalable des requérants. O et C relèvent appel du jugement du 28 décembre 2018 par lequel le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté comme irrecevable leur demande tendant à l’annulation de la décision implicite du 18 septembre 2017 par laquelle la préfète de Lot-et-Garonne a refusé de modifier la carte d’aléa glissement de terrain concernant le territoire de la commune de S afin que leur parcelle ne soit plus classée en zone d’aléa fort.
Sur la régularité du jugement :
2. Les documents de portée générale émanant d'autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l'excès de pouvoir lorsqu'ils sont susceptibles d'avoir des effets notables sur les droits ou la situation d'autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices. Il appartient au juge d'examiner les vices susceptibles d'affecter la légalité du document en tenant compte de la nature et des caractéristiques de celui-ci ainsi que du pouvoir d'appréciation dont dispose l'autorité dont il émane. Le recours formé à son encontre doit être accueilli notamment s'il fixe une règle nouvelle entachée d'incompétence, si l'interprétation du droit positif qu'il comporte en méconnaît le sens et la portée ou s'il est pris en vue de la mise en œuvre d'une règle contraire à une norme juridique supérieure.
3. Le document cartographique intitulé « aléa mouvement de terrain secteurs W», élaboré par le CEREMA, est publié sur le site internet de la préfecture de Lot-et-Garonne, à la rubrique « Politiques publiques - Sécurité et protection de la population - Risques majeurs », accompagné d’un commentaire selon lequel, notamment, « dès lors qu’elle est communiquée à la collectivité, cette nouvelle connaissance du risque doit être prise en compte par la commune et l’État, notamment pour ce qui concerne la planification et les autorisations d’urbanisme ». Par ailleurs, par courrier du 9 novembre 2015, adressé au maire de la commune de S, le préfet de Lot-et-Garonne a indiqué que les nouvelles informations contenues dans le rapport final de l’étude réalisée par le CEREMA portant sur la cartographie de l’aléa mouvement de terrain devaient « être prises en compte dès à présent pour l’application du droit des sols, dans les secteurs nouvellement cartographiés et lorsque le niveau d’aléa défini par la cartographie de décembre 2013 est plus fort que celui pris en compte au titre du R. 111-3. Il conviendra dans ce cas d’utiliser l’article R. 111-2 du code de l’urbanisme en appliquant la partie du règlement actuel correspondant à la nouvelle classe d’aléa, et si nécessaire refuser le projet ou ne l’accepter que sous réserve de prescriptions ». Il ressort d’ailleurs du refus de prorogation du certificat d’urbanisme et de la décision d’opposition à la déclaration préalable du 24 mars 2015 que le maire de la commune de S s’est fondé sur le classement de la parcelle en zone d’aléa fort de glissement de terrain dans la carte d’aléa élaborée par le CEREMA, et dans la décision du 21 mai 2015 portant rejet du recours gracieux des requérants, après avoir précisé que l’avis défavorable du service instructeur était fondé sur l’article R. 111-2 du code de l’urbanisme et sur l’étude du CEREMA dans ce secteur, le maire a indiqué aux intéressés qu’il ne lui était pas possible de répondre positivement à des « demandes d’urbanisme en aléa fort qui pourraient engendrer un danger pour la sécurité publique ».
4. Il ressort des éléments exposés ci-dessus que la carte d’aléa mouvements de terrain réalisée par le CEREMA oriente dès sa communication, de manière significative, les autorités compétentes dans l’instruction des autorisations d’urbanisme, et a donc le caractère de lignes directrices. Par ailleurs, elle est de nature, compte tenu de sa publication sur le site internet de la préfecture, accompagnée du commentaire rappelé ci-dessus, à influer de façon non négligeable sur la valeur vénale des terrains concernés, comme le soutiennent les requérants. Cette cartographie ne constitue pas, en l’absence de mise en œuvre d’un processus de révision du plan de prévention des risques, un document préparatoire à l’approbation d’un tel plan. Si ce document cartographique est au nombre des études techniques qu’il incombe au préfet de transmettre à titre d’information aux communes ou à leurs groupements, dans le cadre de l’élaboration des plans locaux d’urbanisme, en application de l’article L. 132-2 du code de l’urbanisme, cette circonstance, eu égard à la publicité qui a été donnée à cette carte, ne lui confère pas davantage le caractère d’un acte insusceptible de recours. Enfin, si les intéressés ont la possibilité de contester les refus ou certificats d’urbanisme qui leur seraient opposés en considération des risques signalés sur cette carte, ainsi que l’ont d’ailleurs fait les requérants, un tel recours, même s’il peut conduire, comme en l’espèce, à l’annulation définitive de la décision d’urbanisme en raison de l’absence d’aléa fort, n’est pas de nature à faire obstacle à la perte de valeur vénale des terrains résultant de la publication de la carte d’aléa. Ainsi, eu égard aux effets notables qu’elle est susceptible d’emporter sur les droits et intérêts notamment des propriétaires des parcelles classées en zone d’aléa fort de mouvements de terrain, cette carte d’aléa, ainsi que le refus de la préfète de l’abroger, peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir bien qu’elle soit, en elle-même, dépourvue d’effet juridique. Dès lors, O et C sont fondés à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté comme irrecevable leur demande d’annulation de la décision implicite par laquelle la préfète de Lot-et-Garonne a refusé d’abroger la carte d’aléa contestée en tant qu’elle classe leur parcelle en zone d’aléa fort, au motif que cette décision ne ferait pas grief. Il y a lieu d’évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée par O et C.
Sur la légalité du classement :
5. Il ressort des pièces du dossier que la parcelle P appartenant à O et C est classée en risque faible et moyen selon l’arrêté préfectoral du 3 août 1992 approuvant le périmètre de risque de mouvements de terrain, valant plan de prévention des risques naturels prévisibles. La carte d’aléa élaborée par le CEREMA, et transmise à la commune le 9 novembre 2015, retient, sur la base des phénomènes de glissement de terrain recensés sur la commune de S, des relevés effectués sur le terrain et de photographies aériennes, un aléa fort de glissement de terrain sur la parcelle litigieuse, résultant du croisement d’une intensité moyenne et d’une occurrence forte. Il ressort cependant de l’étude réalisée par le bureau Arcadis à la demande de la communauté d’agglomération d’T, dont le rapport définitif a été rendu le 22 janvier 2016, que la seule prise en compte de pentes comprises entre 10 et 20° a conduit les auteurs de la carte d’aléa réalisée en 2015 à ne retenir que de très grandes plages de zones d’aléa fort et pratiquement plus de zones d’aléa moyen, sans qu’aucun indice de phénomènes d’instabilité ne vienne justifier les classements en aléa fort dans la plupart des cas. Cette étude, qui relève l’importance et l’impact des valeurs de pente retenues par le CEREMA, précise qu’en admettant que la pente est véritablement supérieure à 10°, et en l’absence d’éléments aggravants, le secteur où se situe la parcelle des requérants devrait apparaître en classe d’aléa moyen et non fort.
6. Il ressort également du rapport remis le 30 juin 2017 par l’expert désigné le 4 janvier 2017 par le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux qu’eu égard à la pente du terrain comprise entre 10 et 20°, à l’absence de nappe d’eau généralisée dans le versant, et à la probabilité d’occurrence moyenne de glissement de terrain, la parcelle cadastrée section P pourrait être classée en zone d’aléa faible ou au pire en aléa moyen, mais pas en aléa fort. Si les versants molassiques qui constituent une grande partie du territoire de la commune de S sont particulièrement sensibles au phénomène de glissement de terrain et qu’un événement de ce type est survenu en 1988 durant six jours au lieu-dit « X » à moins de 3 kilomètres au sud-est de la parcelle P, affectant six maisons, il ressort du rapport de l’expertise judiciaire que le glissement s’est produit sur un coteau distinct de celui de V où se situe la parcelle des requérants, sur des pentes plus raides, 20° (soit 36%) contre moins de 11° sur la parcelle en litige, alors en outre que cet événement a pour origine notamment la présence d’eau. Selon l’expertise, si le CEREMA a retenu pour ce secteur, et pour la parcelle P, une probabilité d’occurrence forte, en tant que zone présentant un phénomène actif, aucun glissement de terrain n’est indiqué sur la base des risques Infoterme du bureau de recherches géologiques et minières dans le secteur de V, de sorte qu’un classement en probabilité d’occurrence faible serait plus adapté. Si la note du 5 mars 2018 sur les plans de prévention des risques mouvements de terrain dans l’W, rédigée par un ancien membre du Conseil général de l’environnement et du développement durable à la demande de la direction départementale des territoires de Lot-et-Garonne, considère le degré d’aléa faible proposé par l’expert comme inapproprié compte tenu notamment des éléments hydriques, pour autant, il ne confirme pas l’aléa fort retenu par le CEREMA en l’absence d’observation suffisante sur le site. Dans ces conditions, eu égard aux pièces produites au dossier et notamment à la teneur des conclusions expertales et à celle de l’étude du bureau Arcadis, O et C sont fondés à soutenir que le classement de la parcelle P dans la zone d’aléa fort de la carte d’aléa est entaché d’erreur manifeste d’appréciation.
7. Il résulte de ce qui précède que O et C sont fondés à soutenir que c’est à tort que par la décision implicite contestée, la préfète de Lot-et-Garonne a rejeté leur demande tendant à l’abrogation de la carte d’aléa glissement de terrain en tant qu’elle classe leur parcelle P en zone d’aléa fort et, par suite, à demander l’annulation de cette décision.
Sur les conclusions à fin d’injonction :
8. L’exécution du présent arrêt implique, sous réserve d’un changement dans les circonstances de droit ou de fait, que le classement de la parcelle de O et C dans la carte d’aléa mouvements de terrains soit modifié en tant qu’il situe la parcelle en zone d’aléa fort. Par suite, il y a lieu d’enjoindre au préfet de Lot-et-Garonne de procéder à cette modification dans un délai de quatre mois à compter de la notification du présent arrêt.
Sur les frais liés au litige :
9. Les frais d’expertise judiciaire dont O et C demandent le remboursement à hauteur de 5 094,60 euros, tels que taxés et liquidés par ordonnance du président du tribunal administratif de Bordeaux en date du 7 juillet 2017, ont été définitivement laissés à leur charge par l’arrêt de la cour n°Y du 29 août 2019. Par suite, les conclusions de O et C tendant à leur remboursement ne peuvent qu’être rejetées.
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat le versement à O et C d’une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement du 28 décembre 2018 du tribunal administratif de Bordeaux est annulé.
Article 2 : La décision implicite de rejet du 18 septembre 2017 de la préfète de Lot-et-Garonne est annulée.
Article 3 : Il est enjoint au préfet de Lot-et-Garonne, sous réserve d’un changement dans les circonstances de droit ou de fait, de modifier le classement de la parcelle de O et C dans la carte d’aléa glissement de terrain, en tant qu’il situe la parcelle en zone d’aléa fort, dans le délai de quatre mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 4 : L’Etat versera à O et C la somme de 1 500 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête de O et C est rejeté.