Vu la requête, enregistrée le 26 janvier 2010, présentée pour Mme Chantal M==, demeurant == à Thoiras (30140) ;

Mme M== demande à la cour :

1°) d’annuler le jugement en date du 23 octobre 2009 par lequel le tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa demande tendant à ce que l’Etat et le département de la Haute-Garonne soient condamnés à lui verser, en réparation des préjudices subis du fait des fautes commises par le service d’aide sociale à l’enfance, la somme de 50 000 euros au titre du préjudice moral et, en réparation de son préjudice financier, la somme de 39 417 euros majorée des intérêts au taux de 5,5 % à compter du 21 mars 2003 ;

2°) de condamner le département de la Haute-Garonne à lui verser la somme de 50 000 euros en réparation de son préjudice moral et la somme de 39 417 euros avec intérêts au taux de 5,5% à compter du 21 mars 2003 en réparation de son préjudice financier ;

3°) de condamner le département de la Haute-Garonne à lui verser la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

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Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code civil ;

Vu le code général des impôts ;

Vu le code de la famille et de l’aide sociale ;

Vu la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics ;

Vu la loi n° 66-500 du 11 juillet 1966 portant réforme de l’adoption ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ; Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 7 février 2011 : - le rapport de Mme F. Rey-Gabriac, premier conseiller ; - les observations de Me Kloepfer collaborateur de Me Thévenot, avocat du département de la Haute-Garonne ; - les conclusions de Mme M-P. Dupuy, rapporteur public ;

La parole ayant à nouveau été donnée à Me Kloepfer ;

Considérant que Mme M== recherche la responsabilité du département de la Haute-Garonne en invoquant la faute commise par le service d’aide sociale à l’enfance, auquel elle a été confiée durant sa minorité, pour n’avoir pas entrepris les démarches qui lui auraient permis d’être immatriculée comme pupille de l’Etat ; qu’elle demande réparation, d’une part, du préjudice moral résultant de ce que cette faute l’a privée d’une chance sérieuse de faire l’objet d’une adoption plénière, d’autre part, de ce qu’elle a dû acquitter, après le décès en 2002 de M. P==, qui l’a adoptée en 1999, des droits de succession plus élevés que ceux qu’elle aurait dû payer si elle avait eu le statut de pupille de l’Etat ; qu’elle fait appel du jugement du tribunal administratif de Toulouse du 23 octobre 2009 qui, après avoir admis l’existence d’une faute, a rejeté sa demande au motif que les préjudices invoqués ne présentaient pas un caractère certain ; qu’elle demande à la cour de condamner le département de la Haute-Garonne à lui verser, d’une part, la somme de 50 000 euros en réparation de son préjudice moral, d’autre part, la somme de 39 417 euros majorée des intérêts au taux de 5,5 % l'an à compter du 21 mars 2003 en réparation de son préjudice financier ;

Sur la responsabilité du département de la Haute-Garonne :

Considérant qu’il résulte de l’instruction que Mme M==, née le 23 août 1961, a, dès sa naissance, été délaissée par sa mère qui l’avait confiée à une tierce personne ; qu’elle a été admise le 4 juin 1962 au service de l'aide sociale à l'enfance de la Haute-Garonne en qualité d’enfant recueilli temporairement ; que, par une ordonnance du juge des enfants du 24 mars 1964 qui a constaté le désintérêt total dont a fait preuve sa mère à son égard, elle a été « remise » provisoirement à ce même service en application de l’article 376-1 du code civil dans sa rédaction alors en vigueur ; qu’elle est demeurée placée au sein de ce service jusqu’à sa majorité ; que le service de l’aide sociale à l’enfance, sous la protection duquel était placée l’enfant et qui devait donc veiller à ses intérêts, s’est borné à adresser, le 16 juillet 1963 une lettre au procureur de la République signalant le comportement de la mère et suggérant un retrait des droits de la puissance paternelle ; que, bien que l’enfant ait été considérée par ce service comme en abandon de fait et prise en charge par le département pendant toute sa minorité, aucune action n’a été engagée en vue d’obtenir une reconnaissance par la justice de cet abandon et aucune démarche n’a été effectuée en vue de son immatriculation comme pupille de l’Etat alors que toutes les conditions étaient réunies pour que l’intéressée bénéficie de ce statut ; que la carence de ce service dans l’accomplissement de sa mission constitue une faute de nature à engager la responsabilité du département de la Haute-Garonne ;

Sur le préjudice moral :

En ce qui concerne l’exception de prescription quadriennale opposée par le département de la Haute-Garonne :

Considérant que, par décision du 20 juillet 2005, le président du conseil général a opposé la prescription quadriennale à la « demande d’indemnisation au titre du préjudice moral » résultant du défaut d’adoption plénière de Mme M== ;

Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi susvisée du 31 décembre 1968 : « Sont prescrites au profit de l'Etat, des départements et des communes, sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. (…) » ; qu’aux termes de l'article 2 de la même loi : « La prescription est interrompue par : (...) Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, (…). Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, (…) ; Toute communication écrite d'une administration intéressée (…) dès lors que cette communication a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance ; Toute émission de moyen de règlement (…) » ; qu'aux termes de son article 3 : « La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement » ;

Considérant qu'il résulte de la combinaison des dispositions précitées de la loi du 31 décembre 1968 que la connaissance par la victime de l'existence d'un dommage ne suffit pas à faire courir le délai de la prescription quadriennale ; que le point de départ de cette dernière est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître l'origine de ce dommage ou du moins de disposer d'indications suffisantes selon lesquelles ce dommage pourrait être imputable au fait de l'administration ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction que ce n’est que par une lettre datée du 9 juillet 2002, émanant du service d’aide sociale à l’enfance de la Haute-Garonne, que Mme M== a été informée de ce qu’elle avait eu, au sein de ce service, un statut assimilé à celui de pupille de l’Etat mais n’avait pas été immatriculée comme telle, contrairement à ce qui aurait normalement dû être fait ; qu’avant cette date, Mme M==, qui avait été prise en charge par ledit service pendant toute sa minorité comme si elle avait été pupille de l’Etat, n’était pas en mesure de connaître l’origine du dommage ; qu’en particulier, ni la circonstance que, le 19 octobre 1999, soit à une date à laquelle Mme M== ne pouvait plus faire l’objet d’une adoption plénière, M. M== a demandé que soit prononcée à son profit l’adoption simple de la requérante, ni le fait que le tribunal de grande instance de Valence a, par un jugement du 8 décembre 1999, fait droit à cette demande n’ont constitué des événements de nature à faire courir le délai de prescription ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la demande d’indemnisation préalable présentée par Mme M== le 14 octobre 2004 n’a pas été introduite après l’expiration du délai de prescription ;

En ce qui concerne la réparation du préjudice moral :

Considérant que Mme M== demande réparation du préjudice résultant de ce qu’en raison de la carence fautive du service de l’aide sociale à l’enfance, elle a perdu une chance sérieuse de bénéficier d’une adoption plénière ; que, contrairement à ce que soutient le département de la Haute-Garonne, elle se plaint, non pas de n’avoir pu faire l’objet d’une adoption plénière par M. P==, ce qui était en tout état de cause impossible en 1999 puisqu’elle était alors majeure et ne pouvait faire l’objet d’une adoption plénière quel que fût son statut, mais d’avoir été privée, durant toute son enfance, de toute possibilité d’adoption plénière ;

Considérant qu’en vertu des articles 347 et suivants du code civil, pour qu’ un enfant de nationalité française puisse faire l’objet d’une adoption plénière, il faut, soit que ses père et mère ou le conseil de famille aient consenti à l’abandon, soit qu’il soit pupille de l’Etat, soit qu’il ait fait l’objet d’ une déclaration judiciaire en abandon ; que la carence du service d’aide sociale à l’enfance a empêché Mme M== de bénéficier, pendant sa minorité, d’une immatriculation comme pupille de l’Etat ou à tout le moins d’une déclaration judiciaire d’abandon qui lui auraient permis de faire l’objet d’une procédure d’adoption plénière ; qu’en privant Mme M== d’une chance sérieuse de bénéficier d’une telle adoption, la faute de l’administration est à l’origine d’un préjudice indemnisable dont il serait fait une juste appréciation en lui allouant la somme de 10 000 euros ;

Sur le préjudice financier :

Considérant qu’en vertu de l’article 786 du code général des impôts, il n’est pas tenu compte, pour la perception des droits de mutation à titre gratuit, du lien de parenté résultant de l’adoption simple, sauf s’il s’agit, notamment, de transmissions faites en faveur de pupilles de l’Etat ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction que Mme M== a hérité de M. P== , qui est décédé en 2002 après avoir procédé à son adoption simple en 1999, la moitié de l’actif net de la succession, soit 74 739 euros ; que, si elle avait eu le statut de pupille de l’Etat, comme cela aurait dû être le cas si l’ administration n’avait pas fait preuve de carence dans sa mission de protection, elle aurait acquitté des droits d’un montant limité à 4 048 euros ; qu’ayant été privée de ce statut, elle a dû acquitter des droits d’un montant de 43 465 euros ; que l’obligation dans laquelle Mme M== s’est trouvée de devoir acquitter la différence entre ces deux montants est la conséquence directe de la faute de l’administration ; qu’elle a, par suite, droit à obtenir une indemnité correspondant à cette différence, soit la somme de 39 417 euros ;

Considérant que Mme M== demande que la somme de 39 417 euros soit majorée des intérêts au taux de 5,5 % correspondant à ceux qu’elle aurait dû acquitter au titre d’un emprunt contracté pour payer les droits de succession ; que, toutefois, le contrat de prêt qu’elle produit, qui ne présente pas de date certaine, ne suffit pas à justifier de la réalité du préjudice ainsi allégué ;

Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que, d’une part, Mme M== est fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa demande, et à demander que le département de la Haute-Garonne soit condamné à lui verser la somme de 49 417 euros, d’autre part, le département n’est pas fondé, en tout état de cause, à demander la réformation du jugement ;

Sur les conclusions au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant que Mme M== n’étant pas la partie perdante, les conclusions présentées par le département de la Haute-Garonne au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative doivent être rejetées ;

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de condamner le département de la Haute-Garonne à verser à Mme M== la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;

DECIDE :

Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Toulouse en date du 23 octobre 2009 est annulé.

Article 2 : Le département de la Haute-Garonne est condamné à verser à Mme M== la somme de 49 417 euros.

Article 3 : Le département de la Haute-Garonne versera à Mme M== la somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 5 : Les conclusions du département de la Haute-Garonne tendant à la réformation du jugement attaqué et à la condamnation de Mme M== au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.